lundi 29 septembre 2008

Marlena Braester, La lumière et ses ombres


Marlena Braester, La lumière et ses ombres, encres d’Albert Woda, éditions Jacques Brémond, Le clos de la Cournilhe, 30210 Remoulins sur Gardon, 15 euros.

Cet été, au festival Voix de la Méditerranée de Lodève, Marlena Braester déclarait : « Oui, il y a beaucoup de sable dans mes livres ». Ce qui tient à la fois le plus quotidien du poème écrit sur le motif, dans le désert, et son infini spécifique : un rapport au temps (« laps de désert » dit-elle) et réénonciation du monde par le dire d’un sujet.
La lumière et ses ombres relève ainsi, dès le titre, d’une poétique où tout est acte de vie, où les contraires ne s’opposent que pour mutuellement se créer langage :

sous la calme tempête de la
résonance
le langage naît (11)

Le « contrepoint » travaille, « contre-jour à contre-nuit », « le point du jour dans le point de la nuit » (13), dans le « gouffre de lumière » (16), vers une représentation du temps qui continue le chemin tracé depuis Oublier en avant (Chez Jacques Brémond déjà, prix Ilarie Voronca 2001) et que Bernard Mazo, dans sa présentation de Lodève, avait voulu un peu rapidement, un peu facilement, assigner à, encore et toujours, "l’après-Auschwitz", en y opposant, encore, toujours, un "devoir de mémoire" qui, à force de ne pas s’interroger lui-même, est devenu une forme subtile d’amnésie par laquelle la "question (toujours aussi peu) juive" fait l’oubli des poèmes, la surdité aux spécificités.
Chez Marlena Braester, c’est bien le présent qui pose son évidente force d’à-venir jusque dans ce qu’il transforme et porte du passé. D’un livre à l’autre, le poème s’écrit dans le « cahier de la continuité » (18) :

tu te ramasses au bout du souffle
au bout d’un futur de plus en plus antérieur
depuis
tu cours vers l’après
dans la tombée du jour
dans la tombée de la nuit

la lumière de la fin
se mêle
à l’éclat du commencement (17)

Alors « les échos et les ombres » font la prophétie de ce qui arrive par le poème, par sa rime-vie, où même l’oubli est encore à entendre, par sa voix au futur « de plus en plus antérieur », qui parle « vers l’après » :

nous serons le passé
qui nous aura traversés
un seul écho une seule ombre
effaçant l’absence (35)

Et la lumière est le moyen d’évoquer un sujet que son dire fait venir dans les mots, par ce qui se passe entre les mots, par ce qui du sujet passe, ce qui de lui ne fait que poindre dans le poème, et qui est ce que la relation concrète en fait :

le jour prononce je

tu restes debout jusqu’à l’opacité (25)

Oui, il y a beaucoup de sable dans les livres de Marlena Braester, et beaucoup de temps. Comme quelques grains font et défont le désert : « arracher l’infime à lui-même » (51) dit-elle. Alors tous les temps sont dans le présent du poème quand « la clé d’une voyelle neuve / […] / fait résonner l’instant dans l’instant / avant que maintenant ne se dissipe / dans l’immédiat » (45).
Les encres d’Albert Woda répondent le poème quand le grain joue des ombres et de la lumière, le geste du plasticien de l’immobilité des figures esquissées dont la solitude puis l’assemblée qui commence font aussi notre rapport au poème, solitaire et tourné pourtant vers l’éthique d’un faire connaissance par tout ce que nous fait le sujet du poème quand son poème l’invente. Le livre s’ouvre sur un dernier poème, « enroulement du continu », où la « spirale » (c’est le dernier mot) fait entendre aussi que le sens est respiration, et la mémoire non une répétition linéaire du même mais « arrachement à soi » et « boucle infinie ». Infinie la lecture, aussi, de ce livre, car la voix de Marlena Braester est de celles qui n'arrêtent pas de nous continuer.

Philippe Païni

lundi 22 septembre 2008

Le 18 octobre à Privas

Le n° 22/23 de la revue faire part intitulé « Le poème Meschonnic » paraît en mai 2008, il est entièrement consacré au poète, traducteur et linguiste Henri Meschonnic. 

Du 15 au 27 octobre, une exposition à la galerie du Théâtre de Privas, centrée autour du poète proposera des oeuvres des artistes ayant collaboré à ce numéro, ainsi que des livres d’artistes réalisés en collaboration entre les peintres et Henri Meschonnic : Jean Anguera, Gérard Titus-Carmel, Jacques Clauzel, Joël Leick, Bruno Mendonça, Catherine Zask, et le photographe Michel Chassat.

Commissaire de l’Exposition : Christian Arthaud.


Le 18 octobre

HENRI MESCHONNIC à PRIVAS

Au Théâtre de Privas

Journée Henri Meschonnic

Organisée autour du numéro de la revue faire part LE POÈME MESCHONNIC

en présence de l’écrivain.

Présentation : Alain Coste du comité de rédaction de faire part.

Interventions de 9h30 à 12h30 :

Jacques Ancet

Marlena Braester 

Serge Martin

Philippe Païni

et les membres de la rédaction de faire part : Christian Arthaud, Alain Chanéac, Jean Gabriel Cosculluela, Alain Coste.

Chaque intervention sera suivie d’une réaction de HenriMeschonnic et d’une discussion avec le public.

12 h - Un buffet sera pris en commun dans le foyer du Théâtre. 

De 15h à 17h - Lectures par Henri Meschonnic, Lardenois et Cie... 

Echange avec le public.

Exposition

dimanche 21 septembre 2008

12 octobre : deux rencontres en (re)vue(s)

Du 10 au 12 octobre 2008

à l'Espace d'animations des Blancs-Manteaux
48, rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris

Le 18e Salon de la revue

Un salon en mouvement :

plus de 700 revues de toutes disciplines (littérature, poésie, art, sciences humaines et sociales, psychanalyse, débats et idées)

200 revues étrangères (Belgique, Québec, Suisse, Espagne, Italie, Israël…)

15 nouveaux exposants, de l'École Française d’Extrême-orient aux Presses universitaires du Septentrion ; Le Visage vertLa Nouvelle revue théologique,les Périphériques vous parlentFrictionsSakamoUtileGestePapiers nickelésLiselotteQuatreForaLa Corne de BrumeRevue Giono

10 nouvelles revues : AnandaCriticatContrasteJournal de Quinzinzinzili,Résonance généraleRicochets-poésieLa Roulette russeTINAUtileEt donc à la fin…

30 animations, tables rondes et débats, dialogues et lectures


DIMANCHE 12 OCTOBRE 

Noël Arnaud 13h-14h
« Où en est la poétique ? » 
Résonance générale mêle poèmes et des essais, interventions artistiques et théoriques. Les rédacteurs de la revue (Serge Martin, Laurent Mourey, Philippe Païni) refusent de voir la pensée s'arrêter à la porte du poème ou prendre la sortie de la philosophie. Ils parient que le poème parce qu'il est une aventure éthique dans et par le langage, oblige à engager une anthropologie relationnelle : cette politique du poème demande une poétique à la hauteur de son engagement éthique. Une telle aventure qui passe toujours par l'empirique des expériences plurielles conteste les postures actuelles qui esthétisent ou « poéthisent » sans rompre avec les académismes de l'époque. On en parle en présence de quelques poètes et essayistes publiés dans la revue.

Salle Noël Arnaud 14h-15h
« Avec Henri Meschonnic » 
une table ronde proposée par la revue Continuum et animée par Marlena Braester et Esther Orner, avec la participation de Serge Martin et de Pascal Maillard.


Pour en savoir plus:http://www.entrevues.org/actualites_salon08_animations.php

jeudi 18 septembre 2008



Le colloque de Cerisy dirigé par Fabio Scotto en 2005 vient d'être publié par ENS Editions (15, Parvis René Descartes BP 7000 - 69342 Lyon cedex 07) sous le titre suivant: Bernard Noël : le corps du verbe (37 euros). Il comprend , outre des inédits de Bernard Noël, les contributions de Michel Collot, Ane Malaprade, Serge Martin ("Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël"), Jacques Ancet, Mohammed Bennis, Antonio Dominguez Rey, Steven Winspur, Hughes marchal, Hervé Carn, Claude Ollier, Michael Brophy, Michaël Bishop, Adélaïde Russo, Yves Peyré, Yves Charnet et un dossier réalisé par Jean Frémon sur le procès fait au Château de cène en 1969. Une bonne bibliographie accompagne l'ouvrage introduit et conclu par Fabio Scotto.
C'est l'occasion de rappeler l'ensemble toujours disponible publié par l'éditeur rochelais Rumeur des âges en 2004: Avec Bernard Noël, toute rencontre est l'énigme (25 euros) auquel ont participé entre autres Serge Martin ("Avec Bernard Noël, défier les assis(es) de la pensée"), Laurent Mourey ("Bernard Noël, une écriture du regard") et Philippe Païni ("Le corps écrit avec Bernard Noël").

mercredi 10 septembre 2008

ce qui du poème fait passer de nous


La Somme du feu de Philippe Païni
L’atelier du Grand Tétras, collection « Glyphes », 2006, 172 p.


« et notre feu dans » ou ce qui du poème fait passer de nous…


« Et notre feu dans » (p.13) est une ligne du premier poème du premier livre de Philippe Païni, La Somme du feu. Le feu est le poème qu’écrit ce livre, ce qui nous apprend que chaque métaphore n’est pas une figure mais une activité de pensée et d’écriture. Une énonciation : les mots, les métaphores se situent en elle, par elle – une éthique, des valeurs dans un langage. Alors cette voix crée du concept de langage et de vie. Une métaphore n’est pas non plus du réalisme – d’une vision du langage qui le fige dans des catégories préétablies. Ce que font les métaphores quand elles perdent le concept et le langage vivant. Le poème refait tous les noms, autrement : les noms sont les mots + le sujet du poème. Ce qui change tout.
Parce qu’il y a noms et noms. Et ce que l’on en fait se développe dans et par une éthique du langage. Je dis bien développer et non révéler, dévoiler un sens caché ou obscur. La pensée Heidegger du langage est bien ce que le poème ne peut que contester quand il s’agit de noms. Plus qu’un sens caché à dévoiler il y a toujours du sens à continuer. Du sens qui nous déborde. Un « sens du sens » dont Philippe Païni dit en quatrième de couverture qu’il « n’a plus rien à voir avec l’inertie du savoir, mais témoigne de l’enchantement ininterrompu de faire connaissance ». Le poème et ses mouvements de relation, de connaissance et d’amour, dans et par une voix qui s’invente plurielle. On peut tout au plus savoir de quoi on part, mais jamais où l’on va. C’est là que le poème devient critique de la critique. Je le trouve encore pensé dans « le nom sans nom » où l’écoute est un appel :

quand tu parles c’est
mes mots que j’entends
car
les mots n’existent pas (p. 127)

Le rejet du « car » montre ce que le poème fait : une force de raisonnement par la force d’une énonciation. La pensée pour être pensive doit être suspendue. Pensif est un actif, ce qui conteste encore les ronflements de certains penseurs. Le vacillement qui peut se faire autour d’une conjonction fait que le poème traverse les évidences, les vérités pour penser l’ailleurs et vers un ailleurs qui porte le sujet du poème autant que celui-ci le porte. C’est peut-être de cette utopie qu’il s’agit quand il est question (en quatrième de couverture, par l’auteur) d’une utopie : « Il y a une utopie dans cette mathématique-là : elle travaille à faire de la place à ce qui ne fait que sourdre. »
C’est que la « somme » dans La Somme du feu est la somme d’un je et d’un tu qui invente en ses noms une pluralité. Alors les noms sont du parti de la relation et du rythme, du parti du langage, non de l’être et de l’essence qui font tout pour faire oublier le langage, et dans le langage – et peut-être sous le langage –, le parti de l’homme: « tu parles » est noué à « j’entends ». Par la syntaxe de ce nœud « quand », « c’est » (qui n’est pas de l’être mais l’activité du sujet, son passage, à la ligne, de l’un vers l’autre : « tu parles c’est / mes mots ») s’ouvre la relation qui simplement m’appelle. Le « nous » ouvre le recueil, avec cette première strophe :

d’autres mou-
vements se lèvent quand
nous nous couchons

Ce qui sourd, en plus d’un sens : ce qui fait tendre l’oreille du poème. Plus qu’une bouche un poème est une oreille qui parle. Cette écoute infinie et inépuisable se fait pendant ma parole. Cette écoute, quand on la pense, fait l’inséparation entre lire et écrire qui est un vivre du langage.
Le poème s’élève contre les axiomatiques. Par là il est une subjectivation, un devenir. Cette mathématique-là fait une somme infinie, non une totalité. Un bouche à bouche autant qu’un oreille à oreille.
Alors se coucher dans le langage, c’est s’inventer dans lui, sous lui, par lui : s’inventer dans ses mouvements, les grands moments du poème. Là est son épopée, ses péripéties, dans chaque mot, à chaque ligne et dans les passages de ligne à ligne. Les mots peuvent moins que ce que le poème fait d’eux : une énergie. Allégorie : il se passe dans le poème ce qu’il se passe dans le paysage, avec la lumière et le son : les mots transforment, font du sujet ; ils happent, prennent – ce qu’ils font à la lecture est dans ce que le poème a fait d’eux qui les a pris et appris. Plus loin, page 16 :

la lumière et
le son
ap-
prennent notre nom
en faisant le pays

Le pays, comme le langage est une identité par une transformation, une identité par de l’altérité : une relation par quoi se fait le rapport au monde et l’énonciation. Pas de poème s’il ne redit le monde, s’il ne refait une éthique. Ecrire est toujours t’appeler.
Le poème réénonce le collectif de la langue parce qu’il en est la découverte, découverte des liens dans les mots qui refont des liens de tu à je. C’est que cette manière de couper les mots en un milieu est une manière d’écrire les mots les uns dans les autres : ce que les mots me disent est la manière de me dire dans les mots vers toi, de me-de te-de nous dire ; l’écoute est plurielle. Ainsi le livre commence fort, avec son titre. La « somme », dans le « somme » et le « sommeil », écrit un rêve infini de langage. Le « feu » écrit déjà une relation, après le « nous » de la première strophe, la deuxième strophe du feu, du sommeil et de la nuit :

le feu
et
la nuit
jouent
contre le
hasard

Cette addition et ce jeu du « feu / et / de la nuit » sont-ils jeu de probabilité, calcul ? La mathématique du langage est son infini, car il ne s’agit pas des mots seuls, ni de leurs jeux : « contre le / hasard », contre le ludisme poétique, qui croit tout comprendre et comprendre tout du langage et du « coup de dé » de Mallarmé. Le poème comme « sens du sens », sens de la relation (au sens aussi d’avoir le sens de) est une mise à nu de l’infini du langage. Contre le parti de l’épuisement du langage et de ses possibles. L’infini contre la totalité est La somme du feu. En cela, mais par d’autres choses encore, Païni retrouve Pey quand celui-ci écrit la « mesure immesurable / de Pi » (La Mère du cercle ). Cette somme est également innombrable, d’où une passion des nombres : les six parties de sept poèmes qui à chaque fois semblent prolonger un plus long poème et s’assemblent avec lui – les poèmes se continuent et jettent tous les nombres dans un infini. Un livre est un livre quand sa somme est cet infini.
Je développe maintenant la métaphore : la somme est un somme, une somme de sommeil. Le langage nous écrit, nous fait ; nous nous devenons par son écoute : le somme est un éveil.

(le som-
meil
se rév-
eille

il
semble qu’il
dormait

rêvent les
mots (p.14)

On met beaucoup dans les mots, par le poème, son rythme de langage : les charges de tout ce qu’ils ne disent pas. On lit, juste avant :

nous jetons notre si-
lence dans
le silence
et notre feu dans
le feu
la nuit (p.13)

Ses mots centrés, en bord de page, le poème murmure autant qu’il dit, chuchote autant qu’il crie, pour faire ce qu’il dit : les gestes de son énonciation crée ses distances, sa voix sur sa page.
L’oreille écoute ce qui passe dans et sous tous les mots – « mou- / vements se lèvent ». Et il y a beaucoup à faire. Les coupures des mots en un certain milieu qui n’est pas un centre, mais un mouvement, un déplacement, ont une valeur forte : la nécessité d’une écoute du langage vers le maximum de sujet, d’une écoute des mots dans les mots, des mots sous les mots qui réalisent ce que Mallarmé appelle le chant sous le texte. Une valeur-vie du langage. Seul un poème peut cela. Le feu nous plonge dans le langage : c’est sa somme infinie. D’où la somme comme relation, non addition. L’éthique déplace l’axiomatique.

Cette écoute fait le chant et ce chant, plus que d’amour, est un chant amoureux, chant du don dans les gestes amoureux d’une voix singulière et extraordinairement autant qu’ordinairement plurielle. Une voix pleine. Un poème-paradis quand le paradis n’est pas la négation du langage. Dans l’ensemble « L’autre bouche », que je lis comme la bouche de la relation amoureuse, comme il y a dans le livre un « creux de nous », un langage-baiser : « mais la parole / elle / nous continue et continue de nous / rajeunir » (p.72) « la parole possible a débordé le nom / par le don // nos bouches emportent nos bouches » (p.73) Si elle est divine cette parole n’est pas de-Dieu, mais humaine, amoureuse. « L’Usure dans l’usure » rappelle cette dialectique du nous qui fait le divin, le paradis, « ce qui est au-delà de nous », par le nous-langage, nous d’un langage amoureux

nous donnons ce qui est au-delà de nous
en nous donnant nous-même
à ce que nous ne sommes pas encore
pour que tu sois toi par moi moi
par toi
dans un peut-être ouvert entre le
jour du départ et la nuit du retour
il faut d’abord traverser l’autre
avant de s’atteindre
il faut traverser la moitié
de la moitié de l’autre
comme une flèche infinie
illimite la cible
… (p. 110-111)

Alors « la moitié du jardin » développe une poétique du don, ce qui veut dire que le poème, non seulement nomme mais fait le don – dans tout ce qui s’écrit par la syntaxe, les rejets :

quand une main se libère du
sol
elle invente l’autre main
et
deux mains apprennent ensemble
toutes les autres mains (p.123)

Le poème conteste la séparation du singulier et du collectif : son geste amoureux fait de nous des moitiés d’infini. Les gestes amoureux sont des gestes du poème et aussi sa geste, une épopée, ses mouvements :

alors
il y a la table
et le partage infini d’un seul geste
qui donne et saisit

les verbes divisent le geste
mais le geste est entier quand
nous faisons le jardin
et que toutes les mains retournent au sol
pour
le retourner (p.123)

Le geste du jardin est geste de langage, d’appel. Ce jardin est paradis parce qu’il est langage ; il n’est plus mythique mais relationnel, ce qui fait son infini, son ouverture ; dans le nous il est une histoire.
Le poème conteste alors le réalisme, fait des noms les valeurs d’une histoire qui arrive à la voix :

quand tu parles c’est
mes mots que j’entends
car
les mots n’existent pas

entre
tes mots
et
mes mots
ont lieu leur conversation et notre
conversion

leur dialogue
c’est un monde qui brûle sa nuit (p. 127)

L’amour, le poème permettent et font la critique. Pas l’amour platonicien dont le poème est justement et précisément la critique. La parole emporte l’amour qui emporte la voix. Le poème a tout à faire. Et la pensée suit le mouvement du poème. D’où une pensée du langage, du monde, du vivant par le poème, sans qu’on le décide vraiment. Un fleuve-langage. Il y a, dans cet amour, quelque chose d’héraclitéen. Et « refaire le monde » n’aura jamais été aussi résonant que dans le poème-vie, l’écriture amoureuse de La Somme du feu – la somme d’un infini de moitiés – de Philippe Païni.

Laurent Mourey

Que commencer

jamais la même vague ne vient s’échouer
sur le sable qui répète un peu
la mer dans ses vagues par les remous qui l’agitent
ou les pas qui font monter du sable sur du sable
des montagnes pour certains des vagues pour nos yeux
mais les yeux ne répètent pas les yeux comme
le trajet d’une mouette dessine un vide aperçu dans le ciel
qui nous suivra encore jusque loin dans la nuit jusque tard endormis
une nouvelle vague se retire mais la mouette disparaît du ciel comme
s’évapore l’eau au soleil et buée sèche dans l’air et sous nos pas des auréoles des cercles
l’eau est bue sous le sable ou s’y réfugie pour fuir
l’air qui la boit plus vite et trouble la vue et trouble nos corps tu deviens de l’autre côté
dans mes yeux qui tout et tout à l’heure voulaient ton tout et toi et moi avec toi

chacun fait son nous et jamais rien ne se répète aucune goutte


l’eau dans l’eau comme chacun est en nous on pourrait dire
c’est du pareil au même
(mais là d’un coup les vitrines meurent dans les rues les miroirs explosent dans des bombes de langage lancées dans des coups de lèvres j’imagine nos retours sur terre quels marins)
mais même l’eau ne se ressemble pas ne ressemble
à rien et à rien d’autre
qu’elle-même puisque chaque instant la montre différente et que chaque goutte creuse sa différence


oui marins d’eau douce
où d’eaux douces nous nous soulevons
maintenant j’écoute
la nuit respirer dans ton sommeil et quelques rumeurs
par la fenêtre la fraîcheur
souffle à travers le jour
est encore à respirer sa chaleur en nous
et ses suites de vagues
dans nos nuits



mais c’est toujours maintenant
quand toujours n’est pas
l’éternité mais le mouvement
cette différence déjà où je me reprends
de nos changements

dire que tu ne fais que commencer


°


rien et rien font ton nombre

ton
silence est tout quand tu ne dis plus

rien
mais tu souffles encore et je sais tout
ce que je ne sais pas ou plutôt j’entre
dans tout ce que je ne savais pas
je t'entends

que je sais
tu viens respires c’est encore le silence
du côté de ton odeur c’est encore ta voix ton silence dans
tes yeux du langage passe




Laurent Mourey

dans le rêve du conteur, poème-lecture



















Dans le rêve du conteur


poème-lecture en rêvant
Ma Retenue de Serge Ritman
dans le rêve du conteur

le rêve du conteur passe
de livre en livre parce qu’il
passe de vie
à vie et rêve encore
d’être le rêve du prince sa ruse
de passer outre le narrateur qui tue
le rêve d’embrasser tu toi la princesse dans je partout
où je passe


dans nos redites

et j’ai trente images à mettre le titre nous vivons
dans nos redites les fautes que n’aiment pas
les eux les autres qui
n’entendent rien que leurs erreurs et opposent
à nos fautes de mots leur défaut de langage
dans nos redites rien que du
jamais répété le fil de je te tu à je te suis
et tu m’es jusqu’à effacer le verbe être de nos bouches
en un nous nous vivons la sur-vie
dans nos redites nous faisons l’o le petit le grand Ô de nos bouches
où j’écoute le plus fort de ta voix le plus fort de tout c’est quand la voix la vie
ne sont pas séparables qui pourra distinguer alors
ce que nous signifions de ce que nous portons ce que nous disons de ce que
nous devenons

à ta suite à la mienne mais je te deviens car la vie
est le conteur autant que nous nous devenons la vie la rime
majuscule qui est plus que la vie la vie portée les rêves portées et pas seulement ceux
qui nous portent

alors le rêve porté est le poème de vie
rien d’autre comme un tien vaut mieux que deux tu l’auras car un tien est un
tu l’auras

dans l’oreille

je rêve le conte de ton passé simple mais on me dit que l’imparfait
ne dure pas qu’il met l’une fois de chaque jour
dans l’air que respire notre histoire
qu’est-ce qui nous sort de la bouche sinon le
baiser des lèvres de l’histoire de chacun
dans la langue le cœur souffle à l’oreille non des réponses mais des bouches
qui respirent nos attentes le cœur à la bouche nous
parlons et toujours à bouche que veux-tu je me réveille dans tes vagues alors il était une fois je raconte
nous ne retiendrons
ni le temps ni le lieu ni toi
ni moi l’une fois ne s’écrit pas
en cinq temps ni
en une fois mais dans un présent conjugué
à tous les temps de tous les modes pourquoi refaire la grammaire sinon
pour nous prolonger dans l’infini un infini qui nous
refait nous inconnu nous futur de bouche en présent d’oreille
d’un silence passé au présent d’un à venir d’une oreille à l’écoute d’un présent quand je me tais et qu’il n’ y a que toi et toi qui parlent
silencieux nous sommes
les forts en bouches et j’ai une fée
dans chaque oreille que tu me fais
en parlant
à toi la magicienne

dans les eaux dormantes du puits des rencontres

et la voilà la gentille la méchante du conte la mage non l’image la magicienne
elle me touche dans ses yeux elle
me fait des cercles dé
faits rien ne nous tient d’autre que nos cercles dé
faits quand ils se rencontrent se portent s’en
lacent qui s’enlacerait d’autre
que nous je ne sais plus si
c’est près du puits ou quelle eau remplissait le seau
de ton visage et distribuait des miroirs à la vie dans des eaux dormantes où nous effacions les images en nous roulant nous tournant dessus
et la vie dans les eaux dormantes je t’écris sans le savoir je te cries partout que tu n’es pas le verso de la fable mais la fable elle-même où nous entrons c’est nous pas besoin
de chercher comme ils font l’opposition de la fable du réel
caché montré nous n’illustrerons rien

dans le fabuleux de la fable du présent

les plus belles histoires sont
sans histoires où chaque moment ne peut pas finir où seulement recommence ta voix
dans chaque moment de ma voix comme ta bouche est dans ma bouche nous n’en finissons pas
tu dis tes yeux dans mon regard la soif est dans l’œil le nuage passe dans l’eau tu vois à toute heure ce que j’entends dans ta peau
et tes lèvres me prennent
à rebours tu m’envoûte et continus-inconnus l’un dans l’autre nous avançons au bord d’une voix qui nous cherche les invisibles du temps
je te ferai toujours plonger en moi pour que tu ne te taises plus jamais comme tu me tiens
dans la vie dans les eaux de nulle part qui nous invente partout
car c’est à chaque instant que tu viens quand plus rien ne me retient
que plus rien ne nous mesure et nous nous inventons nous respirons
dans l’infinissable le
présent


Laurent Mourey

Un film-poème: avec Bernard Vargaftig


Dans Les Jardins de mon père,
film de Valérie Minetto, écrit par Cécile Vargaftig.
Bernard Vargaftig, L’Aveu même d’être là, le livre du film,
préface de Pascal Maillard.
Coffret livre-DVD, Au Diable Vauvert/TS productions/images plus.

L’avertissement du livre du film pose une question qui semble innerver tout le film : « Peut-on vivre sans poésie ? » De fait ce que montre le film de Valérie Minetto et Cécile Vargaftig est bien la réponse à la forme de vie qu’est le poème-Vargaftig, une réponse en images et en mouvements de caméras comme de voix (je pense aux lectures des poèmes en off ou en prise directe par Bernard Vargaftig) et aussi en dialogue et entretien entre Cécile et Bernard Vargaftig autour de l’œuvre et du parcours du poète. Des relations, non des « traductions » en images, entre des paysages, des souvenirs et événements vécus et les poèmes constituent la trame du film qui est aussi une recherche et un questionnement de la vie au fil de l’oeuvre. En préambule, au commencement du film Cécile Vargaftig précise deux orientations : « un film qui partirait à la recherche de ce que j’ai reçu pour le transmettre aux autres, un film qui permettrait à mon père de voir les images qu’il suscite. » Ces images extraites du Jardin de mon père.
Les poèmes de Vargaftig, par la force de leur énonciation, portent des visions, d’enfance, de paysages, d’émotions, de mémoire : peut-être la caméra, dans son mouvement, en filmant des paysages de ciels, d’arbres, de rivières, d’oiseaux, de lumières et de pierres, de rues de Limoges - le « 60 bis rue Montmailler » (extrait d’Un même silence, lu dans le film et repris p.81-86 du livre) où le poète a vécu pendant son enfance et l’occupation allemande - prend-elle en compte ce vertige qui est le mouvement du poème et y répond-elle. Le commencement est fort où le ciel et les oiseaux accompagnent et poursuivent la lecture d’un poème d’Eclat & meute (1977), avec notamment « (l’ordinaire / désir de vivre) » puis de Trembler comme le souffle tremble (2005) comprenant en son centre « Saisi par l’immensité des phrases // Dispersion que les oiseaux suivent » et, à la chute, « Sans savoir pourquoi le paysage / Rend le désespoir si désert ». Alors le film est emporté, comme l’écrit Vargaftig (p.48 du livre) : « Comme si la caméra allait s’envoler quand elle filme les oiseaux. » Oui les oiseaux du poème, et son chant…

Les parcours dans l’œuvre sont incessants, non qu’ils l’expliquent, mais qu’ils la recherchent, au travers de lieux retrouvés (mais la mémoire a changé, au travers du poème comme de la vie), de souvenirs, de paroles, d’analyses, sur les événements de la seconde guerre, l’enfance en zone libre pour fuir la traque des Juifs, la peur, les amitiés avec Aragon, Regnault, les lectures d’Hugo, Reverdy, Jouve, la manière d’écrire un poème, un livre de poèmes, les souvenirs de famille… Ceci avec quoi les poèmes ont été écrits, les poèmes portant la vie, cette vie accompagnant cette vie dans la vie qu’est le poème. Alors peut-on vivre sans poésie ? Du moins le poème, qui ne soucie pas d’être de la littérature ou de la poésie, mais qui est une éthique, un travail permanent, fait un « métier de poète » comme « métier de vivre » pour citer Pavese. Et dans la bouche de Bernard Vargaftig écrire est « un journal quotidien » résumé par ce vers d’Eclat & meute, « L’aveu même d’être là » et cette formule : « j’écris ce qu’est vivre, comment vivre aujourd’hui », jusqu’à « comment tenir debout ». Aujourd’hui avec hier, et comme l’enfance « est devant » quand le poème en trace un à-venir, dans sa voix et par les rencontres et lectures qu’il suscite.

Tout dans ce film et ce livre est généreux : générosité du poète qui nous invite chez lui et invente une lecture de son œuvre, de Cécile Vargaftig qui a écrit le film et conduit les entretiens, de Valérie Minetto qui invente des images avec les visions des poèmes et filme à nu une relation, une parole partagée. De fait le livre (contenant également le livre Eclat & meute intégralement, livre du coup de nouveau disponible) n’est pas une anthologie, mais, reprenant dans l’ordre les poèmes dits dans le film, une trace et un tracé dans l’œuvre ; il en restitue la recherche et le parcours ; il permet alors, à nu aussi, des points de vue à travers l’œuvre, la traversée des livres qui traversent et constituent l’œuvre. De tout ce travail l’essai de Pascal Maillard en donne un regard, du film à l’œuvre poétique depuis les premiers livres ; comme il l’écrit « Le voyage commence en sortant de chez soi, en ouvrant simplement une porte. La poésie est opiniâtrement ouvrante chez Bernard Vargaftig. Ni l’ouvreuse, ni l’ouvroir d’une certaine poésie contemporain, mais un ouvrir sans cesse recommencé, comme l’agir infini du langage. » (p.17) Oui une poésie, sans laquelle une fois qu’elle est découverte on ne peut plus vivre tant elle nous ouvre au vivre-langage qu’est le poème, loin des témoignages tout faits et attendus du contemporain qui déclarent ce qu’ils savent que l’histoire attend qu’ils disent.

Laurent Mourey

mercredi 3 septembre 2008

A Blaye le 28 août














Quand le théâtre est porté par le poème, il nous met au commencement du langage : un soir d’août à Blaye.

 

Romain Jarry et Loïc Varanguien de Villepin qui animent la Compagnie des Limbes ont lancé un chantier (« projet de recherche et de création ») « avec et vers les poèmes d’Henri Meschonnic. J’ai vu le jeudi 28 août dans le cadre du festival de Théâtre de Blaye et de l’Estuaire (19e édition) une première mise en espace de ce chantier en cours. Il s’est agi d’un long extrait de « Le monde arrêté repart » qui fait la seconde séquence de Je n’ai pas tout entendu (Dumerchez, 2000) avec Solène Arbel et Brieux Jeandeau accompagnés par Johann Loiseau pour l’écriture voix/lumière.

Il faut d’abord dire la déception qu’on éprouve généralement quand des comédiens disent des poèmes qu’ils soient ou non mis en scène. Dans le même registre, je prendrais un seul exemple récent qui précède cette soirée du 28 août : au colloque « Avec les poèmes de Bernard Vargaftig, l’énigme du vivant » à Cerisy-la-Salle début juillet, la lecture de Ce n'est que l'enfance (prix Nathan Katz, 2008) par Sarah Jalabert et Charles Gonzalès montra comment le poème devient inaudible parce que les habitudes déclamatoires veulent montrer la poésie, c’est-à-dire le connu du culturel, la représentation d’une séparation où la forme emphatique viendrait souligner le fond indicible que le comédien se charge de traduire, d’exprimer… quand le poème, tout au contraire et celui de Vargaftig exemplairement, porte une voix qui emporte dans son inconnu et ici dans cet imperceptible que déjà le titre suggère avec sa syntaxe qui met l’enfance au régime de la restriction, de l’infime et du fragile… Passons !

Il faut alors dire l’émerveillement dans lequel nous mettent ces 30 mn. qui préfigurent la création de « Nous le passage » au TNT Manufacture de chaussures à Bordeaux du 10 au 13 décembre 2008. Les poèmes d’Henri Meschonnic sont tout d’abord à prendre dans l’unité-poème qu’est le livre et ne faudrait-il pas dire l’œuvre, c’est-à-dire les livres qui continuent le poème d’une œuvre-vie. Aussi, ce moment d’écoute tient ce premier défi qui est celui de toute lecture : ne pas isoler, ne pas séparer, ne pas rompre le mouvement de l’œuvre, ne pas déchirer la voix et la vie. Le silence qui ouvre le spectacle n’est pas un blanc, n’est pas une absence de poème, il nous met dans l’écoute de tout ce qu’engage le poème en actes. Que Solène Arbel et Brieux Jeandeau nous regardent avant d’ouvrir la bouche dans une lumière douce, c’est tout simplement, tout profondément, tout divinement pour s’appuyer sur le poème qui précède la séquence qu’ils vont vivre (p. 30) :

un jour une vie

à visage visage et demi

des voix n’ont plus de sens

c’est le moment de s’y coucher

je voyage dans les voix

je change les voix

je change de visage

de vie en vie

maintenant un écho me raconte

un temps où c’était un autre

qui avait le soleil la lune

et les autres étoiles dans la bouche

comme moi comme moi comme

ce qu’il faut pour repartir

puisque c’est je te retrouve

qui me remet dans ma voix

et j’oublie

Ils vont faire exactement ce que ce poème fait, ils vont avec nous, de face, engager la théâtralité du langage que ce poème intensifie, ils vont nous raconter cet oubli qui est aussi cette relation, ce « je te retrouve » que seul le théâtre quand il est porté par le poème fait. Le défi fait au théâtre avec le poème-Meschonnic c’est « tout ce silence à dire » (33) et surtout le défi c’est de vivre cette poussée qui n’a rien à voir avec les habitudes bruyantes de ces dernières décennies qui mettent toujours le silence dans le contraire de la vie, dans le contraire de la force du langage puisque c’est toujours l’impuissance, l’inanité du langage et donc de l’humain qui est célébrée quand le théâtre, la poésie, la littérature prétendent dire le silence alors qu’ici c’est le silence qui non seulement les porte mais les transforme. Oui, le théâtre et la poésie après une telle aventure intérieure, une telle intériorisation expansive, ne sont plus spectaculaire et encore moins démonstratifs ignorant la liberté du sujet du poème : ils s’inventent comme « un chant qui est un silence / un silence qui est un chant » (34).

Solène et Brieuc vont côte à côte inventer le corps du poème avec tout l’espace, tous ceux qui les écoutent pour que cette écoute qu’ils sont eux d’abord fasse voir ce corps du poème qui progressivement va prendre toute la place, tout l’espace en transformant l’immobilité en mouvement, l’invisible en visible, le silence en chant…

Leur diction douce est d’abord écoute du poème qui passe et porte leurs corps, l’espace, l’écoute même : ils tiennent à deux le continu jusque dans sa ponctuation et sa prosodie qui fait le rythme-relation de la voix, « d’un souffle / à un autre / souffle » (40). Les balancements à peine perceptibles de leurs corps s’unissant et sans que jamais ils ne deviennent métriques ni vraiment perceptibles car quand on veut en maîtriser la perception, ils disparaissent de même que les ombres qui les mêlent se défont quand on a cru qu’ils se confondaient. C’est que « cette rencontre / crée un monde » (44) et il nous faut abandonner nos repères, nos percepts, nos affects comme nos concepts habituels pour inventer un « voir entre » (47) et je dirais un écouter entre car quand Solène dit, c’est bien entre elle et Brieux que sa voix vient et elle fait venir la voix dans cet entre tout comme nous la faisons venir si nous nous abandonnons dans cet entre qui se généralise jusqu’à atteindre par moment cette « paix de plénitude » (50) que leur déplacement où Brieux se fond derrière Solène nous fait voir avant qu’ils échangent leurs places sans que nous nous en rendions vraiment compte car il n’y pas de places et même nous nous avons perdu notre place, nous sommes en vol, en écoute, porté par le poème, « libre / plus loin » (51).

Car il faut dire ce défi que fait le poème au théâtre : tout le drame du passage qui met la nuit et le jour en scène est celui qui met la voix dans une recherche d’autre chose qu’une place assignable (personnage ou représentation quelconque) vers une force qui demande qu’« on apprivoise / l’immobile / c’est le prix à payer pour / bouger » (53) et alors « on a tous les deux / gagné » (57). Ou encore plus explicitement montré avec ce passage qui indique comment se fait la théâtralité du langage dans l’invention d’un corps neuf, d’une relation totalement corps et langage : « c’est par toi / que mes genoux / pensent » (58). L’érotisation généralisée qui nous porte dans et par ce corps-langage de la voix résonant dans tout l’espace comme subjectivation maximale d’une relation où « nous sommes / emportés » (62). Il faut alors suivre la suggestion continue que fait une telle théâtralité dans et par le poème : le « je-tu » du poème qui passe de bouche en bouche puisqu’ils sont bien deux (« on est deux mais on est / dans la même » vie, 59) « sur ce courant » et dans « cette eau / qui nous unit » (63) est l’invention d’une marche qui « a le souffle / balance / entre le présent / et toi / qui vas venir » (65), c’est-à-dire très exactement ce mouvement qui ne fait que commencer au moment du théâtre et qui n’est pas près de s’arrêter, qui est très précisément un « se perdre / pour se retrouver » (72).

Et le défi est infini puisqu’alors le théâtre porté par le poème met vraiment à l’ordre du jour, à l’ordre de la circonstance, à l’ordre de nos vies, «  du cœur dans la main » au point de déborder jusqu’à pouvoir vraiment se dire qu’« on est ensemble » (74). Par quoi l’intime est transformé en un extime et l’amour n’est plus une illusion qui ferait abandonner le monde mais bien une activité qui embrasse au point que maintenant « c’est la parole / qui nous tient / le corps au corps / quand le silence / nous enfermait / hors de nous-mêmes / la parole / commence le jour / le monde / arrêté / repart » (75). Plus qu’un programme pour un théâtre porté par le poème, c’est un faire que seul le théâtre rend visible quand, même si (et peut-être parce que) je n’ai pas tout entendu, « la douceur / ressemble au langage / elle commence / seulement à deux » (87) avec ce travail en cours qui engage de tels commencements. Revenant de Blaye, je n’arrête pas de recommencer avec le poème, le langage, la relation. Merci à Romain et à Loïc. Merci à Solène et à Brieux. Merci à Henri et à Régine. Merci à Claire et à Augustin qui m’ont dit leur écoute ce soir-là.

Serge Martin

 

Ghérasim Luca: un livre et un DVD




















Ghérasim Luca, Sept Slogans ontophoniques, José Corti, 80 p., 2008, 8 € ; Comment s’en sortir sans sortir, Un récital télévisuel réalisé par Raoul Sangla, Coproduction La Sept/FR3 Océaniques/CDN 1988, 56 mn., DVD, José Corti et Héros-Limite, 2008, 25 €.

Ghérasim Luca (1913-1994)  est plus que jamais d’actualité, étant entendu qu’il s’agit du présent de son intempestivité et non d’une quelconque correspondance avec l’époque et tout ce qui la rend insupportable. Le travail qu’accomplissent les éditeurs de la maison José Corti est exceptionnel parce qu’il est persévérant et toujours aussi vital avec un auteur-maison comme l’est Luca. Et rien – je pense au Poésie/Gallimard consacré à Luca – ne remplace ces petits volumes blancs, onze maintenant, qui constituent l’œuvre d’un auteur non seulement incomparable mais de plus en plus indispensable. Prenons ce dernier livre qui s’ouvre par une « entrée libre » pour qu’on entende tout d’abord les « sept slogans ontophoniques » qui donnent le titre à l’ensemble : oui, entrée libre pour qu’aucune langue de bois qu’elle se fasse publicité ou propagande ne puisse nous empêcher d’aller au poème, c’est-à-dire peut-être à la « porte donnant sur la voie ». Et ces poèmes de peu de mots ne manquent pas de voix et donc de typographie, de ponctuation (les blancs), de bégaiement (voir « ré alité »)… ou pour tout dire en un mot : de rythme. Parce que ces poèmes, s’ils narguent les aphorismes (voir les « sémaphorismes ») c’est pour mieux « v’ivre » par les refus : « ni ombre ni proie », « incréons ! » et, s’il n’en fallait qu’un, « criez taire ! ». Les poèmes de ce livre défient l’entendement et surtout le raisonnement du poétiquement correct : on est à cent lieues d’une poésie blanche mais également d’une poésie sonore qui l’une et l’autre perdent souvent leur dire en route. Luca renverse en effet tous les dualismes habituels. Sa conclusion :

l’esprit au pied de la lettre

la lettre au pied de l’esprit

 

la sentence fut exécutée

au silensophone

On sait que ce travail d’édition doit beaucoup à Nadejda Garrel et à Thierry Garrel auxquels on doit un double CD audio malheureusement indisponible. Mais grâce à Thierry Garrel, nous disposons maintenant du DVD de l’émission d’Océaniques datant de 1988 qui nous montre un Luca vêtu de noir sur fonds blancs exactement comme les livres de Corti nous donnent maintenant des pages manuscrites dans leur belle typographie. Les mouvements de caméra suivent au plus près l’inflexion du phrasé de Luca et ce récital filmé par Sangla nous permet de voir la voix tout comme la voix de Luca est ici écrite dans ce noir et blanc coloré au plus juste du récitatif de l’écriture. Le souffle se fait langage tout comme la peau du visage de Luca qui transpire légèrement et fait briller la voix sans que jamais elle ne s’éloigne de l’éthique d’un dire « passionnément » : « je t’écris / tu me pense ». C’est à la hauteur d’un « verbe » qui « danse / et s’éteint devant un témoin ivre » que ce DVD met son lecteur. Je ne vois pas dans la production actuelle, même sur la toile, quelque chose de comparable quant à la force du dire alors que l’enregistrement date de 1988 ! J’ai écrit « son lecteur » parce que c’est l’écriture qui ici s’écoute par la vue d’un impossible réalisé : « expirer en inspirant / inspirer en expirant ». Inouï ! pour tout dire.

Bref, ce « héros-limite » du tout « avec rien » offre une des plus fortes définitions-valeurs du poème : « une manière de s’asseoir sans chaise » ! Il suffit de le lire ou de le voir lire pour « faire miracle / de nulle chose » : écoutez Luca « à gorge dénouée » !

NB : Ce qui me permet de rappeler le collectif consacré à Luca : Avec Ghérasim Luca passionnément… (Actes de la journée d’étude « Ghérasim Luca à gorge dénouée », Université de Cergy-Pontoise, décembre 2004), Saint-Benoît-du-Sault : éditions Tarabuste, 2005, 138 p., 23 €.

 

Serge Martin

 

mardi 2 septembre 2008

Coulisses n° 37: dossier Samuel Beckett

Le Comptoir des presses d'universités 

http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100252060



Coulisses, n°37/Printemps 2008
Presses universitaires de Franche-Comté 

ISBN-10 : 2-84867-227-7
ISBN-13 : 978-2-84867-227-4
10,00 €

    

Le dossier principal de ce numéro, dirigé par Claire Joubert et Arnaud Bernadet, est consacré à un Beckett polyglotte, à son rapport aux langues, ou plus exactement à sa façon de faire d'un usage des langues « une manière d'être ». Écrire en d'autres langues que la sienne n'est pas seulement une conduite esthétique, cet art est, pour Beckett, une « manière » de prendre sinon parti tout au moins position. La langue ressaisit l'art de toutes les façons - « malfaçons » et contrefaçons comprises. Ce multilingue est également un comportement scénique et dramaturgique. Théâtre de l'étranger que celui de Beckett, où la langue joue le rôle principal, elle qui fut sans doute son actrice préférée. Celle du spectateur aussi qui ne raterait les rendez-vous qu'elle lui donne « pour rien au monde ». La formule n'est rien moins que beckettienne. Mise à l'honneur sur une scène où la langue se démultiplie, l'étrangeté des langues permet paradoxalement aux spectateurs de s'y retrouver (parce qu'il est fait de ces mélanges), autant que de se retrouver - le premier suscitant le second -, belle reconnaissance de ce que les spectateurs ne savaient pas d'eux-mêmes, comme autant de façons d'être, de prendre et de faire siennes les manières de l'art. 

Extraits du Sommaire

    
Samuel Beckett et le théâtre de l'étranger : Art, langues, façons (I)
(Coordonné par Arnaud Bernadet et Claire Joubert)

Arnaud Bernadet, « Beckett et le théâtre de l'étranger » ; 
Claire Joubert, « Beckett : le théâtre dépeupleur de langues » ;
Pascale Sardin, « Répétition, différence et mort dans Come and Go/ Va-et-Vient/ Kommen und Gehen » ;
Maïté Snauwaert, « L'impossible étranger ou la contradiction anthropologique » ; 
Mireille Bousquet, « "Nothing to be seen anywhere" » ;
Gérard Dessons, « Le silence de phrases non proférées ».

Europe n° 952-953 août-septembre 2008

On aime que Lenz figure au centre du dossier Büchner.
Le travail de Dietmar Goltschnigg, "Paul Celan et Georg Büchner, Le Méridien" signale le lien entre l'effroi et le retour de vie qu'il faut arrêter de réduire à la contradiction voire de rendre impossible.
On aime que Patrick Quillier dans son "Roland Barthes à l'oreille, Fragments de variations sur des thèmes barthésiens" glisse en intertitre cette citation de RB: "La plus grande résonance possible" (c'est dans "L'amitié", Fragments d'un discours amoureux).
L'amitié : c'est le très beau texte qu'offre Bernard Vargaftig in memoriam Maurice Regnault, "Circulaire". Et ce titre est une variation sur la résonance dans et par le poème (adresse aux alentours, réciprocité infinie, prosodie sérielle...) : "Tu es secret, Maurice, proche, mais secret, généreux, mais violemment secret, douloureux, violemment douloureux et secret" où les quatre occurrences de secret font circuler l'amitié de la proximité à l'intégrité dans leur violence respective, la violence pour "rendre possible, possible, le bel impossible contre l'impossible". 
On aime la chronique de Charles Dobzynski qui, cette fois-ci, nous fait marcher jusqu'au "pays de la magie" avec Serge Pey et Vénus Khoury-Ghata.
Dans les notes de lecture : Laurent Mourey a lu Jacques Ancet (Entre corps et pensée chez L'Idée bleue) et Serge Martin a lu et vu Ghérasim Luca (Sept slogans ontophoniques et Comment s'en sortir sans sortir, livre et DVD chez Corti).
Bonne lecture!

Diérèse numéro 41

La revue "poétique et littéraire", Diérèse, dirigée par Daniel Martinez (8, avenue Hoche - 77330 Ozoir-la-Ferrière) en est à son 41e numéro: c'est dire le travail accompli avec ce dernier numéro qui compte 256 pages! Je retiens pour le plaisir des résonances les traductions de Laurent Chevalier présentées par Alain Helissen du grand poète du domaine italien Sandro Penna que nous avions publié dans notre premier numéro...
On pourra lire dans ce même numéro 5 pages extraites de Au pays de l'oubli (fable) de Serge Ritman ainsi qu'une note de lecture de Alain Helissen sur notre revue. Mais tout de cette revue est à lire: par exemple, sa rubrique "Figures libres" permet de lire Louis Dalla Fior sur Lorca, Jean-Christophe Ribeyre sur Asger Jorn, Jean-Paul Gavard-Perret sur Louise Bourgeois et Jacques Sicard sur Ozu et Rohmer.