lundi 21 décembre 2009

Avec Antoine Emaz, une éthique et une poétique du on







A l'occasion de la parution du dernier livre d'Antoine Emaz (Jours / Tage) aux éditions En Forêt (dont on peut lire une note de lecture à l'adresse suivante http://martinritman.blogspot.com/2009/12/lire-vivre-tout-linconnu-des-jours-avec.html ), voici quelques remarques sur l'écriture de l'auteur qui prolongent la note et continuent l'attention que l'oeuvre d'Antoine Emaz ne cesse de susciter au plus près de la vie...Ajouter une image


Soit une section du livre Entre qui en comprend six. J’aimerais commencer par associer les deux titres : celui du livre et celui de la section pour montrer que cette tension maintenue du lieu et du mouvement, du verbe et de la préposition (entre !), du nom et de la préposition (l’autour). James Sacré note, à sa façon, que dans les livres d’Emaz, « ce n’est jamais la nausée métaphysique à laquelle on pourrait s’attendre mais l’ondoiement d’une eau courante, véritablement »[1]. Dès les titres nous sommes en effet engagés « bien davantage à partir d’interrogations (sans réponses) sur notre monde (y compris la fabrique du livre) que d’affirmations nihilistes ou désespérées » (ibid.).

Autour

I.

rien ne remonte

de sous la terre

vers l’œil

sol fermé

comme sans histoire

et pourtant

elle n’est pas loin

l’odeur des bêtes

[p. 67]

chaque jour

autour aboie

dans l’air net

et c’est le bruit le sang

encore

dehors

dérape sous l’œil

[p. 68]

Meute. On entend bien sa hargne longue, ses retours de fureur à n’en plus finir, au point de ne plus voir que mal les arbres, à travers le bruit. on tient contre, on s’élève ou patiente, on ne part pas.

Et c’est avec peu d’illusion qu’on aligne des mots : reste l’obstination, même sue vaine, qu’ils finiront par faire comme un sol à l’envers ou à force, un ciel sans rage.

[p. 69]

on a en tête aussi qui s’en va sans parler se défait et se mêle à ceux nombreux tus déjà dans le souffle et le sol

ainsi

de l’autre côté

penche un silence peuplé de têtes sans visages

et le temps dedans rejoint

l’air criblé

dehors

[p. 70]

déjà

cela se déplace à nouveau

sans changer

c’est un autre matin

terriblement vite

cela use

restent les têtes muettes

les morts

et les bêtes

[p. 71]

Devant s’est décollé de l’œil.

On est bougé, on n’a rien bougé : ce n’est plus là.

Il faudrait retrouver le carré d’herbe pour pouvoir marcher.

Mais c’est comme parti et il y a seulement quelque chose vert plus longtemps qui dure.

[p. 72]

II.

les yeux sont fatigués

ils ne regardent plus

ils voient

[p. 73]

on ne repose pas

images

visages vus dans leur peur

ou résidus déjà

figures de poussière

tout s’éloigne de l’œil ou

dans l’œil

s’épaissit le tas

voilà comment c’est

un sol de tessons

d’osselets

la main fouille

une brouille d’images

et soulève

une vase

[p. 74]

alors on ne dort pas

on n’avance plus

on demeure avec les débris

une langue devenue sable

et ce qui reste aussi

des corps

autour devient vraiment

égal

dans le trop

[p. 75]

Les incipit des sections du livre font la même lancée :

sans voir net ce qui entoure un soir comme d’autres soirs […] (p. 9)

plus tard

l’automne

le jardin est plus loin

sans oiseaux

[…] (p. 21)

c’est devant

le regard est complètement

blanc

[…]

et c’est pourtant devant encore

comme d’habitude

on le sait (p. 35)

rien que de l’hiver

du froid et de l’eau

dehors

[…] (p. 51)

Soir. De hauts nuages, de la lumière lente : cela ramène en arrière dans l’année ronde. […] À nouveau regarder.

[…] (p. 79)

Cette lancée est une reprise de la relation langagière : exercices performatifs qui mettent toute perception, toute sensation, toute émotion dans les conditions mêmes du langage : une voix-relation qui cherche son énonciation — d’où l’importance des marques de la deixis avec, notons-le car cela n’est jamais entendu, un renversement du locatif dans le temporel — et surtout son rythme qui prend sa force dans le « on ».

Mais, ceux qui savent déjà ce qu’ils lisent s’y trompent à coup sûr[2]. Dans un premier temps, ils mettent tout dans la vue, lisant que ce qu’ils veulent voir derrière la grille deleuzienne :

Autrement dit : dans ce qui est vu vient quelque chose de plus lointain que la vue elle-même, mais se trouvant plié strictement en elle et dans le reste qu’elle est ici et maintenant. (p. 52)

Mais cette « mémoire sous la mémoire distincte et repérable — celle-là qui raccorde au mot la force muette des choses » (p. 53) met tout ce qu’on croyait arrimé à l’instant d’une apparition, d’un dévoilement dans le vieil « horizon » du signe absence des choses — dans sa version pongienne[3] — dont nous apercevons déjà les conséquences éthiques, alors que le poème d’Emaz fait tout le contraire éthiquement puisqu’il ne cesse de se sentir vu et en vue — même si, nous le verrons, cela se passe certainement plus dans le langage que dans la vue ou dans la vue mais par le langage :

Rien ne peut plus alors s’y voir sinon un rien continué, jusqu’à un vague horizon. L’impression d’être à côté de ce qui se passe, aussi peu regardé que regardant. (p. 53)

Mais le « rien » et l’« à-côté » prennent vite sens (« une autre liaison du sens », p. 56). L’herméneutique ontologique met toute la relation dans le sens, dans son sens du sens qui est une répétition hors poème et complètement dans la langue, avec des notions qui ne peuvent que rater le poème du langage — Emaz n’emploie pas des vers, il les invente ; le langage ne « filtre » pas un « tressage d’expériences », il fait l’expérience que seul le langage peut faire jusque dans la lecture, à moins que la grille de lecture empêche de la montrer et de la vivre :

[La coupe du vers que Emaz « emploie »] se comprend d’abord à l’horizon de sa versura, tourne au bout du sillon (versus), comme une force de liaison propre à rétablir, dans et par la cassure, tous les effets de mémoire, à commencer par celui de la langue, de la langue-mémoire, de toute mémoire arrachée au journal pauvre du monde, à sa prose grise. (p. 54)

Ainsi le travail du vers est un symptôme laissé au fond de la langue qui raccorde en séparant. Se lie ce qui se cherche et ce qui s’ignore, se rapproche le vu-su d’un trou blanc de mémoire par quoi il y a l’expérience d’un rien, d’un à côté de l’être par où tout le poème va procéder. (p. 55)

L’herméneute sait ce que le poète ne sait pas : d’où « procède » le poème ? Il est pris par son obsession de l’origine qui lui fait tout remettre dans l’ontologie. Celle-ci oblige à penser la relation comme « rapport à » :

[…] délier et relier les choses : c’est-à-dire tenir dans le serrement sec un concentré de langue ayant rapport avec quelque chose, le dehors, l’entre-deux corps, avec quelque chose d’une « région non-dirigeante » (Blanchot).

Maintenir l’à-côté vide d’une perception échappée et la trace restée balisante d’un rapport au dehors. (p. 55)

Jean-Patrice Courtois ne ferait pas mieux qu’Emmanuel Laugier quand il affirme qu’Emaz « repose à sa manière la vieille question de la poésie et de la vérité » : matrice d’un « rapport à » que la philosophie sait si bien transformer en « question » à la poésie. Même quand, paradoxalement, Courtois fait croire que tout finit dans ce qu’Emaz appelle un « on ne sait pas bien / où / on en est au vrai »[4]. Après avoir dissocié ce constat des « méandres » et des « sinuosités de la conscience quand elle sait bien qu’elle sait qu’elle ne sait pas ou qu’au mieux seulement elle pourrait savoir », Courtois rapporte alors ce qui pour nous n’est pas que l’affirmation — ou le doute — d’un non-savoir mais bien plus une demande relationnelle à vivre ensemble sans qu’on sache pourquoi, comment, etc., mais en vivant « au vrai », à une vérité qu’il ne peut qu’attacher, par l’adjectif (« véritable ») qui fait retour, à un discours de maîtrise, celui de l’herméneute ou/et du philosophe :

C’est ce vrai-là sans retour qui est la véritable visée de Soirs. (p. 77)

Reprenons la lecture. Donc les poèmes qui font « Autour » disent « comme sans histoire » (p. 67) pour aussitôt faire retour sur l’énoncé (« et pourtant ») mais le comparatif est un étonnement plus qu’un constat (« comme s’il n’y avait d’histoire ! »). Mais c’est la page suivante (p. 68) qui conteste tout ce qui a été dit : au « rien ne remonte » répond un itératif « chaque jour / autour aboie » et l’histoire afflue avec un « et » lançant : « et c’est le bruit le sang / encore ». L’itératif se répète pour montrer plus fortement l’événement qui n’est jamais seul : la préposition devenue sujet animé-animal vient jusqu’à faire dire que « dehors / dérape sous l’œil ». La mutiplication (un nom collectif : « meute », p. 69) continue alors l’absence apparente de sujet animé-humain mais « autour » et « dehors » et tout le reste du poème avaient déjà construit un sujet du poème qui maintenant s’explicite par l’ouïe : « On entend bien […] au point de ne plus voir que mal […] » puis par une activité multiple — même dans l’immobilité : « On tient contre, on s’élève ou patiente, on ne part pas ».

Emaz écrit-il des vers ? Il écrit : « on aligne des mots » pour que « reste l’obstination ». Deux choses donc : vers ou proses, si c’est une forme qui doit caractériser cette écriture c’est l’obstination à refaire « sol » et « ciel », un monde que seul le langage peut refaire. Refaire « avec » : la page 70 dit tout le système relationnel que le poème fait dans son dit et son dire. La parole et le silence, le dit et le non-dit, le dedans et le dehors, l’espace et le temps se rejoignent dans « on a en tête » qui peut se lire à la fois comme tout l’autour qui est « dedans » et comme tout ce qui ayant fait intrusion est devant, « en tête », comme inconnu qui nous tire.

La page 71 montre que « déjà / cela se déplace à nouveau » : aucun arrêt dans une station, même « en tête », mais la poursuite d’une histoire, certes au quotidien (« c’est un autre matin »), qui souvent n’est qu’en restes. L’aube est chez Emaz un éclairage redoutable, un réel prosodique qui fait la force consonantique des /t/. Parce que l’activité est passive : « on est bougé, on n’a rien bougé » (p. 72). Le poème a fait une disparition aussi forte que n’importe quel mystère ontologique : « ce n’est plus là » dit tout le contraire de son dit car ça « dure ».

Le second mouvement du poème, plus bref, ne laisse pas regarder mais voir un simple constat : « voilà comment c’est » (p. 74). Une transformation prosodique traverse la longue page 74 : de « on ne repose pas » à « et soulève / une vase », de « -pose pas » à « -lève / vase ». La vase ou la Boue n’est pas un repos, ni une pose chez Emaz. Ce que suggère Lacques Lèbre est certainement très près de la force qui se traverse cette page[5] :

Lisant Boue, en plusieurs endroits je me suis souvenu de deux vers d’Ossip Mandelstam : « L’air est pétri d’une pâte aussi dense que la terre — on n’en peut pas sortir et il est dur d’y entrer »

Nous lisons aussi cette « main » qu’évoquait Breton dans L’Amour fou : elle vit autrement dans le poème d’Emaz, c’est ce « on » que continue la page 75. Un « on » qui « ne dort pas » : la main toujours en éveil du sujet du poème, elle ne cesse de pétrir un « on demeure avec les débris » qui peut aussi faire entendre le « je demeure » d’Apollinaire. Le fleuve d’Emaz est ce « autour » : il va déborder ou bien plutôt ce serait comme ce qu’écrit Emaz dans la section précédente :

Alors, écrire, ce serait comme entrer dehors. (p. 60)

C’est le sujet du poème qui déborde. Voilà ce que fait le « on » dans les poèmes d’Emaz : déborder. C’est paradoxal : alors qu’on dirait qu’il se resserre dans le sec, la bribe, le ras, voire le rien, le « on » met toute sa modestie énonciative dans un « trop » qui fait l’égalité, le « vraiment / égal ». Nous avons dit « qui fait » mais c’est une prophétie : il va faire l’égalité dans la relation langagière, dans ce corps-langage qui passe « autant que possible » (titre de la dernière section) mais c’est justement parce que « C’est toujours tellement à côté » (p. 88) que c’est toujours un poème qui fait la relation et jamais met un terme à quoi que ce soit, encore moins à la relation qu’il ouvrait avec son titre. Jusqu’à la clausule, « Et fermer l’œil » (p. 89), qui ne demande pas de s’endormir (sur ses lauriers au poète ou sur les trouvailles de sa lecture au lecteur) mais de le retourner ou peut-être de rêver parce qu’« on » vit.

Quoi qu’il en coûte ON avance. Se vit. Se dit. Se lit. On respire. Guère. On s’écrit.[6]

Laugier mettait sa lecture sous l’autorité de Michel Foucault qui, à partir de l’étymologie de « hétéroclite », proposait de concevoir des « hétérotopies »qui « miment secrètement le langage » en brisant toute syntaxe, « et pas seulement celle qui construit les phrases » mais aussi celle qui lie « les mots et les choses »[7]. Placer les textes d’Emaz sous un tel projet linguistique et/ou littéraire voire politique c’est les condamner, sous prétexte que les hétérotopies « frappent de stérilité le lyrisme des phrases, selon Foucault, ce qui serait conforme au programme conformiste de la poésie contemporaine. Nous préférons lire, avec James Sacré, des « gestes d’écriture qui ne sont, en un sens, rien de plus que les gestes de tous les jours qu’on fait dans le monde » :

On assiste avec ces livres qu’« on » s’obstine à écrire, même s’ils sont aussi le mur de la bibliothèque ou des éboulements de mots, à un incessant surgissement justement d’un vivre-écrire. (p. 24)

Je préfère cette modestie des livres d’Emaz au fait que peut-être le poète, « en pull-over simple au col large », aurait « une poétique du simple », selon Laugier (p. 51). Pour moi, il ne s’agit pas d’une « poésie du simple particulier » mais bien autrement d’une poésie au plus près du corps-langage dans et par l’historicité de la relation qui se fait au ras du langage et non au vu du costume. À moins, mais alors tout change, qu’on rapproche de telles observations de ce que Walter Benjamin disait de Baudelaire. Nous trouvons d’étonnants échos au travail d’Emaz dans ces deux passages :

Baudelaire, poète, reproduit dans les feintes de sa prosodie les chocs et les coups que ses soucis lui donnaient, comme les cent trouvailles par lesquelles il les parait. Il faut, si l’on veut considérer sous le signe de l’escrime le travail que Baudelaire consacrait à ses poèmes, apprendre à les voir comme une succession ininterrompue de minuscules improvisations.[8]

Les poètes trouvent le rebut de la société dans la rue, et leur sujet héroïque avec lui. De cette façon, l’image distinguée du poète semble reproduire une image plus vulgaire qui laisse transparaître les traits d’un chiffonnier, de ce chiffonnier qui a souvent occupé Baudelaire.[9]

Aussi nous ne partagerons pas la conclusion que Gérard Gasarian fait à son intéressante étude[10] d’inspiration deleuzienne avec la notion d’intensité en particulier qu’il oppose à la conception de Benjamin de l’allégorie. Gasarian veut faire dire à Baudelaire « toutes les allégories de la fable, c’est moi » (p. 228) parce que, selon lui, « le moi du poète est un "nous" ou nœud constitué de mille forces qui s’agitent et s’ajoutent sans cesse en lui » (p. 229). Mais Gasarian confondant alors Sartre et Benjamin, leur reproche de ne pas comprendre Baudelaire : « Au lieu de l’accuser d’avoir manqué de conviction, il faudrait dès lors le féliciter d’avoir voulu en avoir plus d’une » (p. 231). Benjamin ne confond pas incognito et irresponsabilité : il voit plus une recherche de l’anonymat qui n’est pas une absence de sujet : ce que Gasarian ne comprend pas puisqu’il identifie sujet et individu. L’éthique baudelairienne étant pour lui en fin de compte un éclectisme moral que la dextérité du poète à fabriquer des figures : le poète fait figure(s). Alors que pour Benjamin, le poète « endoss[e] des figures toujours nouvelles »[11]. « Endosser », voilà et l’éthique et la poétique du « on » d’Emaz : une relation dans et par le langage qui se fait toute corps-langage. Elle était active autrement dans le "nous" de Baudelaire...

Serge Martin


[1]. J. Sacré, « Les livres d’Antoine Emaz », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 21-24.

[2]. E. Laugier, « En face devant — s’avance presque rouge, Notes sur Antoine Emaz », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 49-56.

[3]. Référence est faite à Francis Ponge pour lequel « Le monde muet est notre seule patrie » (dans Méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 202-206). Notons toutefois que Ponge ne met pas naturellement comme le fait Laugier la mutité au compte « des choses » mais avant tout de « la nuit du logos ». Ponge historicise sa révolte (« abolir les valeurs ») et pose justement que la poésie « est ce qui ne se donne pas pour la poésie » : ce que ne fait pas Laugier qui ne cesse de durcir ce que doit être la poésie. Admettons toutefois que la « nouvelle étreinte » que Ponge propose constitue, en dehors de ses poèmes, une impasse nihiliste et un conservatisme linguistique si ce n’est poétique. Ce qui est étonnant c’est qu’il continue au début du XXIe siècle à nourrir les « avant-gardes ».

[4]. A. Emaz, Soirs, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1999, p.81.

[5]. J. Lèbre, Le dit d’Emaz », dans Scherzo, n) 12-13, op. cit., p. 68.

[6]. D. Biga, « Le voyage du on », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 61.

[7]. M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard,

[8] W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire un poète lyrique à l’âge du capitalisme, trad. J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, p. 103

[9] Ibid., p. 115.

[10]. G. Gasarian, « "Nous" poétique et moi biographique chez Baudelaire », RSH, n° 263 (« Paradoxes du biographique »), juillet-septembre 2001, p. 217-231.

[11]. W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire un poète lyrique à l’âge du capitalisme, op. cit., p. 139.

mercredi 9 décembre 2009

Résonance générale à Saint-Claude


Deuxièmes journées de la Fédération européenne des Maisons de poésie
du 2 au 12 décembre 2009 entre France, Belgique, Luxembourg et Italie.
La Maison de la poésie transjurassienne à Cinquétral accueille le samedi 12 décembre 2009 à 18h quatre poètes à propos de l'exil
En coopération avec la bibliothèque populaire de Lajoux et Françoise Delorme,
poète, céramiste et critique littéraire pour le site Culturactif.ch,
dans le cadre convivial d'un petit lieu ouvert à la parole
lecture-rencontre et débat autour d'un verre
avec quatre poètes réunis autour de l'exil
Francine Clavien (Suisse) Editions Empreintes
Françoise Delorme (France) Editions Atelier du Grand étras et Tarabuste
Ferenc Rakoczy (Suisse) Editions l'Age d'homme
Philippe Païni (France) Editions Atelier du Grand Tétras

dimanche 25 octobre 2009

REVUE CONTINUUM SUR PAUL CELAN


Parution du numéro 6 de la revue CONTINUUM, Revue des écrivains israéliens de langue française, consacré à Paul CELAN.Contibutions d'Esther Orner, John E. Jackson, Andrei Corbea, Jose Luis Palazon, philippe Païni, Jean Portante, Simone Wiener-Bentata, Marcel Cohen et un entretien de Marlena Braester avec Ilana Shmueli.

Prix de vente en Europe : 15 Euros.

Pour commander le numéro : mailto:braester@bezeqint.net

vendredi 16 octobre 2009

Le 19e Salon de la Revue





Le 19e salon de la Revue se tiendra à l'Espace d'animation des Blancs-Manteaux 48, rue Vieille-du-Temple 75004 Paris


Vendredi 16 octobre de 20h00 à 22h00


Samedi 17 octobre de 10h00 à 20h00


Dimanche 18 octobre de 10h00 à 19h30






A noter : une rencontre avec la revue CONTINUUM, autour du numéro spécial consacré à Paul CELAN, avec John E. Jackson, Jean Portante, Philippe Païni, Simone Wiener-Bentata, Luis Reina Palazon, Esther Orner, Marlena Braester.


Dimanche 18 octobre, de 12h à 13h, salle Henri Meschonnic.

samedi 3 octobre 2009

Le réel est affaire de rêverie.


Sur Terreferme, deuxième volet de la tétralogie « La rêverie au travail » de Jean-Pascal Dubost, Le Dé bleu, 2009.
Que le réel est affaire de rêverie et que la rêverie est affaire de poème, c’est ce que je me dis, surtout depuis la lecture de Terreferme, le livre que Jean-Pascal Dubost publie cette année au « dé bleu ». « La rêverie au travail », le titre de la tétralogie dont ce livre est le deuxième volet, montre la rêverie comme une activité de langage, en écho à la distinction de Victor Hugo entre « penseur » et « pensif », tout poème nous laissant et faisant tel, et faisant œuvre de pensivité, un infini de la pensée. Terreferme, c’est d’abord le travail du paysage et de la terre, celui des fermes, à la fois une architecture et l’activité agricole, l’objet de rêverie de ce livre. Mais l’objet est une poursuite infinie, d’un discours qui cherche à dire dans le parcours d’un homme qui cherche, sur sa route, la « ferme modèle » : c’est l’inconnu d’une voix errante, se cherchant dans des rencontres, ou se trouvant dans ses recherches – balbutiantes, savantes et jubilatoires, tâtonnantes : « terre à voir, incognita, sacrée terre, secretum, Segré terre, sûre secrète terre de mon cœur, errer en terre, terrer, terre d’écriture. » (p. 11) Il est certain qu’il y a toujours à entendre comme à voir ce que les mots touchent, en nous et autour. C’est pourquoi la rêverie est une terre ferme et inconnue.
Aussi les détours sont-ils le tracé et le « territoire inconnu » de ce livre, « l’activité très humaine et très / terre à terre de poète » (p. 12). Trouver ou « faire entreroute, malgré la totale inscience que nous en avons, dans le / concept de « ferme modèle » (p. 13) mène à l’inconnu d’un discours et encore de l’activité humaine, le poème et la ferme dialoguant de « terre à terre ». C’est que le poème est la recherche et l’invention de son terre à terre, ici des discours, des histoires de fermes modèles, de paysage – discours, histoires qu’il fait siens, du Comte de Falloux à l’architecte René Hodé, des écuries d’Augias à celles d’Alfred Liaigre, « né avec l’amour des vaches », qui « eut un patron sensationnel, il a tout appris de lui, il en est fier, il s’appelait monsieur Huet (il faut dire Huette) » (p. 43). L’histoire a un goût, celui du réel, du discours, du poème, de la vie en poème : « Nous repartons après avoir bu un vin cuit / avec Alfred, nous nous sentons mi-quelque / chose, mi autre chose, on ne sait pas » (p. 45).
On l’aura peut-être compris, l’enquête de Jean-Pascal Dubost n’est pas pour trouver un objet, mais pour le faire entendre – et que l’on s’écoute ensuite le rêver ! « en vain, rien, chou blanc, désolé. / « Ferme modèle » n’est pas un concept / déposé » (p. 48-49), de retour d’une bibliothèque. Et ce que Dubost donne à lire est l’enquête se faisant, une « réelverie » (p. 51), une onomastorêverie en même temps, le « bain de boue de la rêverie » transformant le « poète » en « bouète » (p. 50-51), les anciennes fermes se nommant « La Grande Noue », « L’Epine », « l’Ebeaupinière » (p. 56), ou « la Maboulière » (p. 20). Et Dubost nous introduit dans les notes prises en route sur son ordinateur portable, ou les voix enregistrées sur dictaphone : la page dit qu’ « il est temps maintenant de poser le casque / sur les oreilles et de déclencher le / dictaphone, que nous avions enclenché, hélas, avec retard » (p. 60) Une enquête rêveuse, ou une rêverie en quête, comme on voudra, dont les accents ont quelque chose de Montaigne : des « essais » justement pour penser en songeant selon sa « maîtresse forme » : « finalement, notre maître rythme, n’est-ce / pas l’irrésolution, et notre maîtresse forme, / l’imperfection ? » (p. 71)
Ce livre est un grand exercice de liberté, un chemin d’écriture en « terreferme » de poème. La prose, la prosodie de ce poème, de cette parole prendra ainsi l’allure de la note et la note celle de l’invention d’une prose ; le pied de nez aux catégories et aux savoirs sur la poésie (qui devient en dernier lieu « bouésie », p. 81) : « nous règlerons la règle sur la barre / d’outil de notre traitement de texte, / justification à gauche et non-justification à / droite, qui déterminera le rythme visuel de / notre prose à l’apparence de vers que nous / appellerons « prose en vers injustifiés » (p. 13-14) Il s’agit d’ « aller, écrire, aller par le gré » (p. 14), ce qui défie bien des académismes et des « justifications » et prête au rêve de poème et rêve de prose. De même le poème, toujours lui, défie tout réalisme et toute réalité, ce que Dubost touche précisément et finement : « le paysage ne / nous fait rêver, certes que non, nous / le rêvons » (p. 16) Pour finir, il y a simplement à dire que jamais la rêverie n’aura été si active. Alors ne nous laissons plus rêver, ni faire, par la poésie ; dans tous les sens, rêvons les poèmes.
Laurent Mourey

vendredi 25 septembre 2009

Emile Benveniste pour vivre langage: un livre et une nouvelle collection d'essais




Suite à une journée d'étude à l'IMEC (abbaye d'Ardenne, Caen) le 30 mai 2008, paraît ce livre dédié à Henri Meschonnic. Il vient ouvrir la nouvelle collection liée à la revue Résonance générale, cahiers pour la poétique: "Résonance générale, essais pour la poétique" et constitue son numéro 1. Ce livre a reçu le soutien de l'IUFM de Basse-Normandie.
Le sommaire de ce livre de 112 pages aux éditions l'Atelier du grand tétras (Au-dessus du village 25210 Mont de Laval) à commander au 03 81 68 91 91 ou latelierdugrandtetras@wanadoo.fr au prix de 13 euros :
Serge Martin et Jean-François Thémines (université de Caen Basse-normandie) => présentation
***
Émile Benveniste => Manuscrits inédits
***
Chloé Laplantine (ITEM et université Paris VIII) => La poétique d’Emile Benveniste
Jérôme Roger (université Bordeaux IV et IUFM d’Aquitaine) => Emile Benveniste contre la doxa : l’allure pensive de l’essai
Laurent Mourey (lycée, Sélestat) => Benveniste, phrase, discours, littérature. Penser le langage et le poème dans les silences des programmes de l’enseignement secondaire
Gérard Dessons (université Paris VIII) => La place du poème dans la théorie du discours
Daniel Delas (université de Cergy-Pontoise) => L’aporie du sujet dans la réflexion post-coloniale
Serge Martin (université Caen Basse-normandie) => Emile Benveniste, aujourd'hui : la relation dans et par le language
***
Henri Meschonnic => « Partant de Benveniste » en 1970… et en 2009 (entretien et poème)
112 pages, 13 euros

mardi 1 septembre 2009

Un texte inédit d'Henri Meschonnic

Parfois, on espère longtemps une publication. Parfois, elle ne vient pas et on désespère. D'autant qu'on avait fait beaucoup pour faire s'engager des points de vue nouveaux.
C'est le cas d'un colloque tenu les 19-20-21 novembre 2003 à l’Université de Cergy-Pontoise qui n'a jamais pu voir publier ses actes. Le titre promettait: "Poésie et jubilation". A cette occasion, Henri Meschonnic avait préparé une très belle communication: "Dada, on ne joue plus" et voilà qu'elle est restée là dans les projets de publication...
Pour lui rendre hommage en sachant que sa pensée et ses poèmes sont toujours actifs dans tout ce que nous faisons, dans le prochain, très prochain numéro de Résonance générale par exemple, voici ce texte qu'il nous avait donné à Cergy aussitôt après avoir prononcé sa communication. Pour relire Dada, avec Meschonnic. Et pour rire parce qu'avec eux, c'est penser, c'est vivre langage.
NB. Sont intégrées les quelques notes de bas de page - on excusera également quelques problèmes de mise en page. Toute reproduction interdite, le copyright restant la propriété de Régine Blaig que l'équipe de la revue remercie et assure de son soutien amical.




Henri Meschonnic

DADA, ON NE JOUE PLUS

Les jeux sont faits. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société. On casse tout. Parce qu’on ne tolère plus l’intolérable. En même temps, c’est le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger. Relire dada, c’est rejouer la jubilation, la relancer. Avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille, ça nettoie le contemporain. Comptant pour un. Comptant pour rien. Oui, retrouver le rire, retrouver la poésie, c’est le même jeu, qui annule la différence entre le grand jeu et le petit jeu. On ne rit pas assez parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
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Avec un poème, avec les poèmes, tout tient dans la question : comment un poème met en crise la poésie. Et la réponse est très simple : en étant un poème. C'est-à-dire quelque chose qui n’est pas arrivé encore à la poésie. C’est cela la question. La seule question. Qui met tout en question, du rapport entre le langage et la vie.
Parce que, comme j’ai eu l’incongruité de l’exposer dans Célébration de la poésie (Verdier, 2001), le premier ennemi du poème à faire (et du poème à lire), c’est la poésie. Le second étant la philosophie.
Puisque, pour être un poème, un poème doit franchir cinq cercles de l’enfer :
- premier cercle, la confusion entre le vers et la poésie, dans la double confusion qui oppose le vers à la prose et par là aussi, la poésie (identifiée au vers) à la prose ;
- deuxième cercle, la définition formelle de la poésie, conséquence du premier, et par là, quand on croit parler du poème, on parle du signe, la forme et le sens – merci, mon signe ;
- troisième cercle, l’essentialisation, par étymologisation, du mot poésie, qui se dédouble en mystique de la création ou en calculisme de la fabrication ;
- quatrième cercle, qui se dédouble aussi, la confusion avec l’émotion, esthétique ou sentimentale, ou la confusion avec le catalogue du monde et des éléments, dans les deux cas ce que Mallarmé appelle nommer. Confusion avec les sentiments : on dit que le Cantique des cantiques est poétique, parce que ça parle de l’amour. Confusion avec les choses, voyez Bachelard qui en est l’huissier, et Mallarmé disait de la lune : « elle est poétique, la garce » ;
- cinquième cercle, le stock de la poésie, (j’appelle ainsi tous les poèmes qui existent, dans toutes les langues, et de toutes les époques), c'est-à-dire la confusion entre le poème et la poésie, la confusion entre la poésie et l’amour de la poésie, et l’amour de la poésie est la mort du poème ;
tout cela pour arriver à la poésie comme activité des poèmes, qui consiste justement à mettre en crise tout ce qui précède, et surtout à ne pas se couler dans l’amour de la poésie. C’est cette simple constatation que quelques contemporains n’ont pas aimée.
Mais alors saute aux yeux une évidence : c’est que la poésie comme activité d’un poème a toujours été l’activité des poèmes. Puisque sans cela ce n’était pas des poèmes, mais l’amour de la poésie.
D’où une crise de la notion de poésie moderne : pure tautologie. Si on veut l’opposer à la poésie du passé. En la définissant comme crise de la poésie. Par rapport à ce qu’on appellerait la poésie traditionnelle. La poésie a toujours été moderne.
A condition de ne pas, de ne plus confondre le moderne et le contemporain. Et j’entends, comme je l’ai exposé dans Modernité modernité (Verdier, 1988 ; folio-essais, 1994), par « moderne » ce qui reste moderne, c'est-à-dire indéfiniment actif, présent au présent. Quant au « contemporain », c’est ce qui partage la même époque. Disons la nôtre.
Ce qui enclenche une crise de la notion de modernité, autant qu’une crise des notions de la poésie, et du poème.
Et toute poésie est alors, et a toujours été, une poésie de la crise de la poésie, de la crise de ses identifications à ce que j’ai appelé des cercles de l’enfer. Je veux dire les faux semblants accumulés par le culturel.
Ce qui fait de la poésie une crise du signe, une crise des notions de forme et de sens et par là une crise de l’hétérogénéité des catégories de la raison, et du régionalisme des disciplines ; mais tout autant une crise de la notion de prose. Comme quand elle est identifiée au récit, ou à l’absence de rythme.
Mais si toute poésie a toujours été une crise de la poésie, aussitôt c’est une crise de la notion de crise. Elle est endémique, la crise. Elle est constitutive de l’historicité radicale du poème, et de la vie.
Alors la poésie est constitutive d’une historicité radicale de la vie, d’une vie humaine, au sens de Spinoza. Je cite : « une vie humaine j’entends, qui n’est pas définie par la seule circulation du sang, et d’autres choses, qui sont communes à tous les animaux, mais surtout par la raison, la vraie vertu et vie de l’esprit – vitam humanam intelligo, quae non sola sanguinis circulatione, & aliis, quae omnibus animalibus sunt communia, sed quae maximè ratione, verâ Mentis virtute & vitâ definitur » (Traité politique V, V).
En conséquence, l’historicité radicale de la poésie, comme historicité radicale de la vie, met en crise toute théologisation de la vie, c'est-à-dire qu’elle affronte et met en crise le théologico-politique. Qu’elle fait apparaître et dénonce comme l’ennemi majeur de la vie – et de la poésie.
Ainsi que toutes les sacralisations-essentialisations du langage et de la poésie.
La poésie comme historicité radicale et invention de pensée, donc invention de vie, opère alors une crise de la notion de modernité, c'est-à-dire de ses confusions avec l’avant-garde, avec le nouveau, et avec le contemporain. D’où les distinctions à faire entre modernité philosophique, modernité en art, modernité technologique, modernité urbaine et industrielle, modernité-Baudelaire, à partir de laquelle on peut reconnaître la modernité comme éthique de l’art et par l’art, comme fonctionnement des œuvres en tant qu’inventions de pensée.
Ce qui lie inséparablement les deux notions, de la modernité comme activité continuée des œuvres et présence au présent, et du poème comme invention de pensée, telle qu’est poème une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et une transformation d’une forme de langage par une forme de vie.
Ce qui à la fois étend la notion de poème à la pensée, à la notion de poème de la pensée, et traverse toutes les notions traditionnelles de genre, et les différences entre ce qu’on appelle littérature et ce qu’on appelle philosophie. Ce qui pose aussi l’invention de pensée contre tout ce qui n’est pas invention de pensée, qui du coup peut être reconnu comme participant au maintien de l’ordre dans la société : le politiquement correct, le sémiotiquement correct, le linguistiquement correct, le poétiquement correct, le religieusement correct.
C’est ce qui a encore un autre effet sur la poésie, sur l’opposition classique, et académique, entre le lyrisme et l’épopée. Parce que si le poème est cette double transformation que j’ai énoncée, tout poème est une aventure qui arrive à une voix. En quoi paradoxalement tout ce qu’on appelle lyrisme ressortit beaucoup plus fortement à l’épopée. Tout poème est épique, ou n’est pas un poème.
C'est-à-dire que cette mise en crise de la définition traditionnelle permet de penser le poème comme ce qui invente une vie humaine – au sens de Spinoza – et permet de désemmêler la poésie de ce vieux rapport culturel à la musique et au chant, ce vieux brouillage de l’indicible qui croyait opposer le langage à la vie au lieu qu’il opposait seulement une représentation du langage à une représentation de la vie.
Où le chant et la musique continuent de couvrir, académiquement, à la fois l’exaltation des sentiments et l’exaltation de l’indicible, selon un rapport assourdissant à l’art lyrique. Dont la confusion entre la poésie et la chanson est la petite monnaie.
Mais le poème, comme épopée de la voix, est l’anéantissement même de l’indicible. Dans la mesure où, comme Paul Klee a dit : « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » (« Credo du créateur », en1920 ; dans Paul Klee, Théorie de l’art moderne, éd. Gonthier, 1964, p. 34), le poème ne reproduit pas le dicible, il rend dicible, il invente infiniment le dicible. Et son écoute. Et la reconnaissance de son écoute.
C’est ainsi que j’entends les deux mots de Mallarmé : « le poème, énonciateur » (Edition de la Pléiade, p.365. A la fin de Crise de vers. ). Et, comme il transforme, il fait plus que dire, il fait. Il fait du sujet. Il vous fait du sujet. En quoi le poème est un acte éthique. Ou n’est pas un poème.
D’où une crise de la question-du-sujet. Et de cet éclatement, qui est aussi un éclat de rire du comique de la pensée, sort le sujet du poème.
De là s’étend la crise, à toute la pensée du langage, qui ne connaît du corps, pour le poème, que le corps des professeurs de linguistique, ou de littérature, ou de philosophie.
Frottez le poème, il en sort le corps-langage, l’éthique en acte de langage, le corps politique par la poétique en acte du poème. D’où une crise des catégories traditionnelles, c'est-à-dire régionales, de l’éthique et du politique.
Par le poème, c’est une crise de la représentation de la société, puisque c’est une crise des cloisonnements de la raison. Et c’est aussi une crise, par le travail sur la notion de modernité, de la représentation du temps culturel.
L’académisme se privilégie en confondant à son profit la modernité et le contemporain. Cette identification est le signe qui permet de reconnaître les Assis, ceux qui sont assis sur la poésie et assis sur le contemporain.
Ce que le poème comme crise de la poésie, et la crise de rire qui s’ensuit, permet de reconnaître, c’est qu’il prolonge l’intuition de Saint Augustin, sur la pluralité du présent.
Saint Augustin écrivait, dans ses Confessions (livre XI, § XVIII), je traduis : « En effet s’ils sont, le futur et le passé, je veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais pourtant que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni futurs ni passés, mais présents. Car si le futur y est, il n’y est pas encore, si le passé y est, il n’y est plus. Donc où qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont que présents. Quand le passé est raconté comme du vrai, de la mémoire ce qui sort ce ne sont pas les choses mêmes, qui sont passées, mais des mots conçus à partir de leurs images, qui dans l’âme ont laissé en passant à travers nos sens comme des vestiges. Oui mon enfance, qui n’est plus, est dans un temps passé, qui n’est plus ; mais son image, quand je la rappelle et la raconte, c’est dans le temps présent que je la vois, parce qu’elle est jusqu’ici dans ma mémoire ».
Ainsi, Saint Augustin, on peut le dire en développant sa pensée, contre la séquence temporelle linéaire passé, présent, futur, propose de voir qu’il y a trois présents : un présent du passé, un présent du présent, un présent du futur.
A partir de là, il est logique de prolonger son sentiment du temps : reconnaître qu’il y a un passé du passé, un passé du présent, un passé du futur et tout autant un futur du passé, un futur du présent, un futur du futur. Trois passés, trois futurs.
On constate aussitôt qu’on respire mieux. Car le contemporain, je ne peux que le dire et redire, est un mauvais moment à passer. Et surtout, qu’on ne croie pas que ce sont là des jeux de langage. L’histoire même de la poésie, de la littérature, et de l’art, est là pour nous offrir des exemples de cette crise des notions du temps.
C’est, par exemple, ce qu’illustre le sort de Maurice Scève, disparu sous la Pléiade, oublié totalement aux XVIIe et XVIIIe siècle, exposé comme un monstre de foire par Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie française au XVIe siècle en 1828, et qui recommence vraiment en 1920. Quand on le réédite. C’est aussi le cas de Sponde, qu’Alan Boase exhume dans les années trente et qui revit en 1949. Même chose pour Xavier Forneret, exhumé par André Breton. Exemples d’un futur du passé.
Quant au succès contemporain, allez voir ce qu’est devenu un certain Poisson, auteur de comédies, qu’on trouve dans le Dictionnaire des lettres françaises du XVIIIe siècle de Monseigneur Grente. Illustre de son temps. Et pensez que le premier prix Nobel de littérature allait en 1901 à Sully Prudhomme. Pur produit d’une époque. Le contraire d’une activité. Un passé du passé. Mais inversement l’art des cavernes commence en 1911, l’art africain et océanien en 1904. Le passé est imprévisible. Le présent aussi.
Alors on commence à comprendre qu’on ne sait pas, mais alors absolument pas, en quel temps on vit, puisque au même moment, entre contemporains, les uns vivent au passé du présent, d’autres au présent du présent, et d’autres au futur du présent. Allez vous y retrouver, c’est un miracle qu’on se rencontre. De fait, c’est le plus mauvais moment pour se rencontrer, bien que ce soit le seul, et on peut deviner que certains ne se rencontrent pas. C’est pourquoi il faut emprunter au portugais ce beau mot de désencontre. Il y a ceux qu’on rencontre, on est du même temps, c’est qu’on est du même côté du poème, du même côté de la vie, et il y a ceux qu’on désencontre.
Alors, comme il y a le passéisme, comme il y a eu le futurisme, je propose la création d’un mouvement nouveau : le présentisme. Qui se confond avec le parti du rythme. C’est le travail pour être à la fois au présent du présent et au futur du présent. Aussitôt c’est la définition même que j’ai proposée de la modernité, en art et dans l’art de la pensée, une présence active au présent toujours. Pour ne pas être les imbéciles du présent, ceux qui sont au passé du présent – l’opposé même du présent du passé.
Et c’est ce qui fait de la modernité, comme je l’ai définie, une jubilation, et de la poétique aussi une jubilation. La même. Parce que la poétique ne peut être que la poétique de la modernité, c'est-à-dire du fonctionnement des œuvres, des œuvres comme activité et pas seulement produit, et la modernité dans les poèmes ne peut être modernité que par sa poétique.
Où il apparaît qu’il faut cesser de confondre ce qui est ici entendu par le terme de poétique, soit avec la stylistique, qui ne sait pas que le style est tout ce que le signe permet de penser de ce qui est à penser, soit avec l’esthétique, qui est une pensée du beau et du sensible, mais pas de la valeur comme historicité radicale, de la valeur comme réalisation et réinvention de la définition de ce que fait une œuvre.
Tout cet enchaînement fait aussi la crise d’une certaine représentation de la critique : celle qui voit la critique comme destructrice. Et même, pour certains, elle est juive. Au lieu que, comme déjà Baudelaire le disait, la poésie et la critique sont inséparables. Ce que je relis, pour le plaisir : « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il serait prodigieux qu’un critique devînt un poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques ». Dans Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris.
La critique est donc essentiellement constructive. Inventive, parce qu’elle participe de ce que Rémy de Gourmont appelait les « dissociations d’idées », aussi la critique participe d’un rire de la pensée, d’un comique des idées. Le pour du poème et de la poétique est la condition du contre. Il y en a qui ne voient que le contre. C’est ceux qui prennent l’amour de la poésie pour la poésie. Mais c’est le combat du poème contre le signe. En riant, comme les statuettes aztèques, qu’on appelle des souriantes, derrière la main.
C’est pour cela, tout cela, que penser le poème, faire le poème, lire le poème, reconnaître un poème, rencontre, retrouve la jubilation dada.
Qu’il ne s’agit surtout pas de mimer, de refaire. Mais d’écouter. Le rapport de la poésie à la pensée par l’humour. Par quoi aussi dada était contre le futurisme de Marinetti, contre son culte de la vitesse, des voitures, des avions et son bourgeoisisme anti-femme. Par quoi il précède le fascisme avant de s’y adjoindre. Tzara, dans son Manifeste dada 1918, y opposait le « dégoût » et « LA VIE ». Les futuristes russes aussi le rejetaient.
Ce n’est pas le langage défait, le lettrisme anti-langage, les mots dans un chapeau, que j’en retiens, contre « les banquiers du langage » (« Monsieur AA l’antiphilosophe nous envoie ce manifeste » (1920), dans Tristan Tzara, Dada est Tatou, tout est dada, éd. par Henri Behar, GF. Flammarion, 1996, p. 222), c’est le manifeste. Contre « le bavardage » (« Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920), éd. citée, p. 225). Et parce que Tzara a écrit : « le grand secret est là : La pensée se fait dans la bouche » (Ibid., p. 226).
Il y a dans les manifestes dada un jeu apparemment fou des contradictions, mais ce qui s’en dégage, c’est une puissance de rejet, de révolte : une éthique. L’art, non plus comme esthétique mais comme éthique, postulation de liberté. Ce qui fait que Tzara est l’un des tout premiers, en 1917, à écrire une « Note sur l’art nègre » (éd. citée, p. 242), où il peut dire : « Du noir puisons la lumière ». Et à reprendre, après Apollinaire, à l’occasion des Mamelles de Tirésias, le mot « surréaliste » (p. 245). C’est un rapport au cosmique. Il implique que l’érotisme est cosmique, ou n’est pas.
C’est ce qui fait sa fraternité avec Pierre Reverdy, et, quand Apollinaire meurt sa question qui répond non d’avance : « Apollinaire est mort ? » (« Guillaume Apollinaire est mort », p. 250). J’y mets son intuition, dans sa note sur Huelsenbeck : « il n’y a rien de sacré, tout est d’essence divine » (p.250). Où je situe le lien qu’il établit en 1919 entre « liberté, fraternité, égalité, expressionnisme » (p. 251).
C’est la force toujours actuelle de sa « Note sur la poésie », écrite en 1917, parue en 1919 : « allumer l’espoir AUJOURD'HUI » (p. 251), pour ce qu’il y dit du rythme : « il y a un rythme qu’on ne voit et qu’on n’entend pas : rayons d’un groupement intérieur vers une constellation de l’ordre » (p. 252 - Et je n’oublie pas que Tzara est un des très rares parmi les poètes à avoir écrit une étude sur le rythme : « Gestes, ponctuation et langage poétique » (Europe, janvier 1953) – dans les Œuvres Complètes t.5, p. 223 ; Flammarion, 1982. Etude qui pourrait avoir sa place dans une anthologie d’écrits sur le rythme).
L’intuition de Tzara retrouve l’une des Cent phrases pour éventails, de Claudel :


Il faut qu’il y ait
dans le poème
un nombre
tel
qu’il empêche
de compter.
(Paul Claudel, Œuvre poétique, textes établis et annotés par Jacques Petit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 729)
Avis aux comptables de la poésie : quand le poème montre le rythme, ils voient le nombre des syllabes. Et Tzara dit encore : « il ne s’agit que de liberté », pour « trouver la vraie nécessité » (p. 253). À quoi Tzara oppose : « Le reste, nommé littérature, est un dossier de l’imbécillité humaine pour l’orientation des professeurs à venir » (p. 253).
Il s’agissait, il s’agit toujours, de détruire le langage usé. Je cite encore Tzara : « Le langage est bien usé, et pourtant il emplit tout seul la vie de la plupart des hommes. Ils ne savent que ce que la vie a su leur raconter. La drôlerie et le petit air péjoratif sont pour eux la saveur du langage, le sel de la vie. Dada est intervenu brutalement dans cette petite histoire de ménage cérébral » (dans « L’art et la chasse » (1921), p. 259) et : « Petit à petit, grand à grand, il détruit » (ibid.).
Comme le notait Henri Behar, c’est « l’équivalence de l’humour et de la poésie » (note 65, p. 348). C’est bon, pour se sortir des « etcétérismes qui mélangent musique et poésie » (« Réponse à une enquête » (1921), p. 265). Et quand, dans la conférence sur Dada en 1922, Tzara met fin à dada, en disant qu’il avait été le premier à donner sa démission (p. 267), quand il dit : « Nous savons fort bien que les gens en habits Renaissance étaient à peu près les mêmes que ceux d’aujourd'hui et que Dchouang-Dsi était aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une école moderne, ou même pour une réaction contre les écoles actuelles » (p. 271), oui, alors je comprends, c’est clair, que Dada est éternel, qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours Dada, au sens d’un « dégoût » (p. 272), « dégoût de ces séparateurs entre le bien et le mal, le beau et le laid » (p. 273), et que « Dada est un état d’esprit » (p. 273). Violence visible contre violence invisible. Comme celle du poème contre celle du signe.
C’est un sens du présent. Qui fond ensemble la poésie et la poétique, la vie humaine, la liberté et la critique. Et, comme il commençait un poème, Fondre tartare, de Monsieur AA l’antiphilosophe (écrit entre 1916 et 1922, publié dans L’Antitête en 1933), par « Faites vos jeux » (p.295), justement, j’enchaîne : les jeux sont faits. A chaque instant. C’est pourquoi on ne joue plus.
Ce qui annule toute l’opposition de convention entre le drôle et le sérieux. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est un rire qui remet à sa place tout ce qui se donne de l’importance et qui se prend au sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société, le faire joujou et les compte petit, mais aussi c’est ce qui volatilise les différences entre le grand jeu et le petit jeu des mots, ces érotismes du langage.
Oui, le rire annule l’opposition entre l’angoisse, qui est au bord du tragique, et le comique. Il suffit pour l’entendre d’écouter Jean Tardieu.
C’est cette puissance, cette compulsion de vie libre, c’est cela qui casse les compromis, les éclectismes et qui ne tolère plus l’intolérable. Il est vital d’avoir de l’intolérance pour l’intolérable. Et c’est exactement le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger.
C’est ce qui fait que relire Dada, mais aussi les surréalistes dans leurs années vingt et trente, et les expressionnistes, c’est une relance de la jubilation dans l’inséparation maximale, le maximum d’implication entre la vie et le langage, et c’est l’activité du poème de la pensée.
La poésie, c’est avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille. C’est ce qui permet de reconnaître que dans le poème, c’est l’oreille qui voit, c’est la bouche qui entend, pendant que les yeux mangent, et c’est pourquoi, quand je traduis le mouvement de la parole dans l’écriture, j’embible la langue française, j’embible le traduire, j’embible potentiellement toutes les langues. J’embible la poésie et la théorie du langage. Ce qui remet à sa place ce qu’il y a de passé du présent dans le contemporain.
C’est aussi la politique du poème, la politique même de la vie contre son ennemi majeur, le théologico-politique.
Alors le rire, la poésie, c’est le même jeu. On ne rit jamais assez, parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
Oui, c’est au présent du poème, contre les cultures de la mort, d’enrythmer le signe, d’empoèmer le langage, pour que le maintenant soit l’éthique et la politique du poème. Sujets du poème, encore un effort.