lundi 9 février 2009

Quand le théâtre fait Tchékhov

































Ce que Tchékhov fait au théâtre d’aujourd’hui, à la vie, à la théâtralité du langage, à la théâtralité de la vie : voilà ce qu’Aurélie Leroux nous propose avec ses sept « comédiens et assistants à la mise en scène » (Mathieu Bonfils, Roxane Cleyet-Merle, Laurent Coulais, Marion Duquenne, Franz Gazal, Sophie Lacoste, Aurélie Tardy) et avec Thomas Fourneau (scénographie et création sonore) et avec Laurent Coulais (lumière) et avec Janvier Florio (construction du décor) et avec Alexandra Bina (costumes). L’avec est ici un principe qui ne va pas qu’avec Tchékhov mais emporte tout jusqu’au spectateur car tous deviennent acteurs : acteurs-Tchékhov, Tchékhov nous faisant, nous faisant Tchékhov, aujourd’hui.

Il faut commencer par l’attitude qu’implique un tel travail : Tchékhov n’est pas à adapter, à représenter, à mettre en scène : il est une force qui nous met en relation. Non avec un vieux monsieur russe à l’âme russe et qui nous met une tonne de nostalgie dans une vie qu’on laisse à la porte du théâtre ! Mais avec une théâtralité qui sans cesse change nos rapports : entre nous sans savoir ce que nous étions ni serons. Non comme personnages mais dans et par ces rapports qui nous changent. Entre nous et le théâtre sans savoir ce à quoi nous sommes tellement habitués qu’on ne l’entend ni ne le voit plus, dès qu’on assiste ou qu’on joue… Dans sa présentation, Aurélie Leroux cite ce fragment des carnets de travail de Tchékhov : « Nous ne vivons ni avec la vérité, ni avec la beauté mais avec les autres hommes ». C’est très exactement ce à quoi ils travaillent tous ensemble et chacun d’entre eux et à quoi ils nous convient tous et chacun.

Il y a d’abord l’impossibilité de fixer ces personnages. Ils sont autant de passages non seulement de l’un à l’autre mais l’un par l’autre et donc nous par eux et eux par nous qui les accompagnons dans l’aventure du théâtre. Si Roxane Cleyet-Merle fait une Mouette, elle s’envole avec des litanies qui font atterrir le lyrisme au ras des bravos en mangeant quelques huîtres dont on aperçoit les perles. Si Matthieu Bonfils rejoue le Platonov qui n’est qu’instituteur avant d’être auteur, il augmente le silence de face quand il fait aussi venir le théâtre avec la volubilité des histoires de terre mêlées aux histoires d’amour. Si Sophie Lacoste est enceinte de tous les enfants de Tchékhov, c’est en poussant le show au rythme d’un rap qui met sa Petrovna dans la répétition comme un ressouvenir en avant. Si Aurélie Tardy joue la vierge à marier c’est pour mieux nous raconter l’histoire de L’ours qui ne fait que toujours recommencer comme son mariage en robe de mariée est de tous les jours. Si Franck Gazal se suicide par deux fois, il tient le fil de sifflements comme dans Le Pipeau on cherche un silence apaisant alors même qu’il va tenter de témoigner au bord du plateau sur la mort et les funérailles de Tchékhov et que là aussi il faut la rejouer la mort pour la tenir en vie. Si Marion Duquesne cherche un rôle, c’est pour toujours en changer parce que la condition servile est inadmissible et que la voyance est déchirante jusqu’à prendre le temps, remonter la pendule et faire le contre-chant de tout… Même de Laurent Coulais qui ouvre les huîtres comme Tchékhov ouvre les portes de la théâtralité du langage et de la vie pour mieux écouter ce qu’on ne voit pas d’habitude.

Les portes, comme relations ? C’est tout le dispositif à la fois très simple et d’une complexité labyrinthique qu’explorent la petite bande qui ne cesse de foisonner en théâtralité. Non seulement il y a devant et derrière avec ces moments de réitération en profondeur ou hors champ qui augmentent les résonances jusqu’à jouer la répétition en rêve ou l’apparition en songe, mais il y a les portes qui ouvrent sur l’inattendu ou l’inconnu car ils sont nombreux quand défilent tous les personnages de Tchékhov, une foule à la Novarina pour la litanie et plus certainement une classe morte à la Kantor pour ces revenants plus vivants que morts, plus entraînants que délirants et pourtant le délire et la mort font aussi la danse de vie et on pleure et on rit sans jamais larmoyer ni glousser. Je viens d’évoquer Kantor et il faut dire qu’avec Thomas Fourneau, la création sonore n’est pas là pour boucher les trous ou illustrer les intensités, elle vient comme lancer et/ou prolonger la théâtralité, elle fait théâtre parce qu’elle défait aussi le visuel et l’auditif dans leur séparation pour inventer leur continuité. Quand les acteurs tanguent en chœur c’est que la scène bouge pour nous faire danser Tchékhov un peu comme le couvert est mis dans un ballet pour qu’on passe à table en changeant toutes nos habitudes tous les jours. Je ne prendrai plus une cuillère à soupe sans faire Tchékhov avec ma voisine de table qui deviendra alors tout un monde d’amour et de mort, d’infime et de grand, de retenue et d’emportement…

On pourrait dire qu’on ne sait plus où on en est avec Tchékhov dans ce spectacle, cette expérience qui n’est plus un spectacle mais un emportement : c’est exactement cela qui est passionnant au sortir de cette expérience dont on ne sort pas puisque relisant Tchékhov ou mettant le couvert, voilà que la danse des corps, des gestes, des mots vous viennent à la bouche, vous passe à l’oreille, vous déplace les pieds, vous embrasse la vie. Il y a une fraîcheur comme si le théâtre recommençait avec tout ce qu’on sait faire simplement ou qu’on ne sait pas trop comment faire. Il n’y a plus qu’à suivre l’invitation : « tâtez là si j’ai le cœur qui bat ». Et répondre, c’est-à-dire faire Tchékhov sans savoir. Cela touche juste même si on n’ose pas aller jusqu’au cœur !


C'était au théâtre de la Bastille dirigé par Jean-Marie Hordé qu'il faut remercier d'avoir accueilli la petite bande d'Aurélie Leroux les 5, 6 et 7 février 2009. Montré à Marseille auparavant au théâtre des Bernardines, il faut souhaiter que ce travail continue à être montré ailleurs et que la compagnie d'à côté reste dans l'inaccompli d'un travail toujours en cours. Ils seront bientôt à Cannes: http://www.madeincannes.com/index.php/fr/showevent/1043

Voir aussi une autre note critique:http://mutualise.artishoc.com/bastille/media/5/la_marseillaise_13_decembre_2008.pdf

Serge Martin

Aucun commentaire: