dimanche 22 janvier 2012

Henri Meschonnic, L’Obscur travaille


Henri Meschonnic, L’Obscur travaille, éditions Arfuyen, 2012, 94 p., 9 euros.

La poésie d’Henri Meschonnic ne se tient ni dans le langage poétique ni dans le langage ordinaire. Et, pour renverser ces axiomes qui sont devenus une véritable axiologie et une esthétique pour programmer la poésie, on peut avancer que l’œuvre qu’écrit Meschonnic – mais surtout l’œuvre qui l’écrit et ce faisant nous écrit – tient l’ordinaire de son langage qui est une manière de faire poème. Depuis Dédicaces proverbes, de 1972 et publié par Gallimard, et, encore avant, les poèmes d’Algérie publiés partiellement dans la revue Europe en 1962 et repris dans leur totalité dans le livre Parole rencontre publié par l’Atelier du Grand Tétras Henri Meschonnic a maintenu l’écoute de cette voix dans sa permanence et ses transformations. Aussi L’Obscur travaille continue-t-il à faire « signe de vie[1] » en explorant ce langage qui nous traverse, en continuant cette phrase, son ligne à ligne, et son mot à mot. Régine Blaig a recueilli les poèmes écrits par Henri Meschonnic dans les derniers mois, la dernière année de sa vie et, le plus troublant, à ouvrir et feuilleter le livre est dans les lieux, dates qu’on y trouve inscrits en bas de chaque poème ; on y lit déjà une ligne de vie qui, on le verra, est pour ainsi dire une ligne de crête et on y trouve l’ouverture sur une pratique d’écriture qui n’avait jamais été montrée, mais toujours affirmé parce que suggéré dans un anonymat temporel et utopique, cette histoire du poème qui est une aventure du poème dans la vie. C’est bien une pratique de l’écriture au quotidien que l’on découvre, comme une phrase qui accompagne au fil des jours, des rêves, du sommeil comme de la veille : une « parole rencontre » précisément au sens où l’écriture est l’accompagnatrice, le geste accompagnateur de cette phrase – ou phrasé – qui déborde le réel et interminablement nous accompagne dans l’aventure de vivre, d’exister. De vivre et exister en langage. Un temps auquel nous répondons, nous lecteurs, par le nôtre, auquel aussi l’autre répond, par l’amour, mais chez Meschonnic la lecture est cette pratique amoureuse : « quand on est séparés / chacun est seul pour deux […] / mais quand on est réunis / on n’est pas deux / on est doublement un » (p. 74). Le dernier poème du livre, mais peut-être le dernier écrit et daté du 26 février 2009, continuant cette pensée de l’union et de la relation dans le langage (« je n’ai rien que des jours / à t’offrir mais ensemble / ensemble / ma bouche ta bouche », p. 84), répond et répand la vie, comme l’affirme, pour toujours dirait-on, car une ronde est bien ce qui recommence et continue : « mais nous ensemble / la ronde de la vie ».
Ce poème écrit à Paul-Brousse, l’hôpital où Henri Meschonnic a été soigné, où il a lutté contre la maladie ; mais l’écriture, discrètement, fortement et avec une grande ténacité, une force de vie et de langage, est de cette lutte. Le poème casse quelque chose de la mort ; et d’abord peut-être la séparation, l’absence. Un autre titre de l’œuvre est alors emblématique : Infiniment à venir que j’amalgamerais volontiers à un autre : tout entier à venir[2]. Oui, la voix-Meschonnic ne cesse de venir, de nous venir, de se faire et de naître. De nous faire et nous devenir. Comme tout vrai poème. Pour nous saisir de ce qui nous vient, nous arrive à la lecture de ce livre, parcourons ce qui s’y invente d’utopie, de parole.
Une image qui est au début de cet ensemble et continue le livre précédent Demain dessus demain dessous[3] pour développer l’idée d’un sujet qui se multiplie est celle de l’arbre : « j’ai autant de nœuds / que n’importe quel arbre » (p. 10). Aussi l’arbre correspond-il à un devenir en élévation : « j’ai tout ce qu’il faut / pour respirer les hauteurs », à fleur de réel et de parole : « le paysage que je suis / c’est au haut des arbres / que je me reconnais » (p. 11). Aucune distance ne vient achever le poème dans une quelconque représentation qui opposerait un sujet et un objet. Au contraire le poème marque un mode d’exister en tête du monde, en avant du réel, dans un mouvement amoureux où tout est radicalement du sujet. Vers la fin de L’Obscur travaille on lit : « je ne savais pas que la fenêtre / ouvrait le monde / ouvrait mon corps au monde / que la fenêtre était une / telle joie » (p. 78). Ce qui éclate dans ces poèmes est un absolu : un absolu de tout, d’aimer, de voir, de parler, de faire un avec tout dans le langage, de tracer une ligne de vie incessante et une vie dans la vie, cet absolu qui est l’aventure du poème, du « vivre poème », du vivre et du poème: « quand j’écris / je ne sais plus qui écrit » (p. 79) ; puis : « je deviens l’arbre / je deviens l’oiseau » (p. 80). C’est véritablement une ivresse à dire les choses, à écrire l’instant d’écrire et de vivre qui rend caduque toute phénoménologie parce que c’est du dehors qui s’invente du dedans du poème sans aucun apparaître, mais dans une écoute totale de ce qui vient de langage et de sujet par ce langage : « on dit le ciel est bleu / mais c’est moi qui le vois bleu / le bleu est en moi / autant qu’en lui / et la lumière je suis lumière » (p. 82)
On peut multiplier les lignes de force de ce livre, à l’infini, avec tout ce qui y est tu mais dit, et bien fort, comme la lutte pour continuer : « et les murs se sont mis / à crier /  toujours plus ils voulaient / toujours plus / ma voix leur jetait / des pierres » (p. 62). Et dans cette résistance l’autre est un secours transformant le temps de l’attente comme de la lutte en un temps de l’amour et de l’union : « heureusement que tu viens / mon temps c’est toi » (p. 63) ; c’est que l’obscur est de tous les instants et qu’il est une lucidité par delà le comprendre, dans le renversement et l’invention d’un sens dans un partage infini : « l’obscur / travaille ma lumière » (p. 15). De fait « voir clair » s’inachève dans un « tourbillon / de sens » (p. 16), ce tourbillon que l’on est.
Et ce sens est un partage, vertigineux, amoureux, le sens d’une vie, le sens qui emporte cette vie à s’excéder, à partager d’un toi-moi-nous vers les autres : « tant je suis traversé / par toi et toi / et nous traversons tous les autres » (p. 19) Cette utopie  se poursuit dans la moindre ou la plus grande parole : « mais c’est ainsi qu’on se parle / entre inconnus si proches » (p. 23). Et cette parole traversée est bien une relation, une transformation incessante des autres en moi, de moi dans les autres, de je avec toi, avec eux, nous, vous : « j’ai du mal à me reconnaître / les miroirs n’y voient rien […] nous nous parlons dans la langue / de nos reflets » (p. 29) Ces métamorphoses répondent encore à ce futur, tracé ainsi dans Dédicaces proverbes : « je passerai ma vie à ressembler à ma voix[4] ». Cette ressemblance a pour pendant la foule, les révolutions de la vie et de la voix : « quelque chose que je ne sais pas / change en moi / s’augmente en moi / c’est ma foule en moi » (p. 35). Passer sa vie est aussi passer la vie, mouvement, trajet qui trouvent leurs mots dans des poèmes qui évoquent des déplacements, évoquent seulement car le problème est ailleurs : c’est celui du voyage que l’on est – « heureux d’être le voyage » quand justement l’on croit que l’ailleurs n’est que géographique, que l’épique ou l’intensité n’est que dans le déplacement quand ils sont cette cartographie de l’infini qu’est le poème : « et nous allons de nous en nous / en portant les paysages » (p. 38). Le voyage est ce déplacement qui est au monde et au sujet – « je finis aux nuages » (p. 39) ; traverser est être traversé. Et le voyage répond aussi l’écriture qui nous fait nous mouvoir en utopie, une marche du poème : « je n’ai plus de limite » ou : « c’est à qui sera plus nuage » (p. 41). Et surtout : « on marche / sur une écriture qui n’en finit pas » (p. 56). Exactement ce qui arrive en lisant Meschonnic.
Un enthousiasme, une générosité s’emparent de chaque mot. Le poème est généreux ; sa parole est nue et c’est cette qualité qui nous habite, nous met la tête en poème, nous en-poème… On pourrait lire la poésie de Meschonnic dans ce trait : celui d’une pure offrande, d’un « don du poème » pourrait-on dire, celui encore du geste d’offrir. On lit : « je suis tout entier dans ta main » (p. 82). Cette main est un à-venir : « toute la vie dans ta main ». Le poème est un geste tendu, une voix aussi qui me contient, me devient. Cette main n’est pas une métaphore, elle est l’invention du poème. Et ce don est solaire, vital, intérieur, l’énergie d’un langage qui fait l’amour la poésie, comme on offre la lumière que l’on est, le poème car « le soleil n’est pas dehors / il est ma peau » (p. 52). C’est par ce geste que s’écrit la « parole rencontre » :
chaque visage
est un soleil
j’ai mes nuages
comme chacun
mais je vais de soleil en soleil
de nuage en nuage
à ta rencontre
à ma rencontre (p. 55)

Et toute rencontre est de l’infini, cet infini qui, dans la poésie de Meschonnic, nous écrit.

Laurent Mourey


voir également la note de Jean-Yves Masson dans Le Magazine littéraire à cette adresse:
http://www.magazine-litteraire.com/content/newsletter_lectures-plus/article.html?id=21660


[1] Dédicaces proverbes, Gallimard, p. 120.
[2] Infiniment à venir, Dumerchez, 2004 et Tout entier visage, Arfuyen, 2005.
[3] Editions Arfuyen, 2010.
[4] Dédicaces proverbes, Gallimard, 1972, p. 15.

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