mercredi 6 février 2013

Du Silence des chiens à La Tendresse, du poème continu : l‘intime et les silences de la voix.






Du Silence des chiens à La Tendresse, du poème continu : l'intime et les silences de la voix.

Deux livres importants de Jacques Ancet ont été récemment réédités : Le Silence des chiens et La Tendresse. Deux textes respectivement écrits entre 1980 et 1984 que les éditions publie.net reprennent en édition numérique et papier à la demande, au choix en se rendant sur le site de l’éditeur à l’adresse suivante : www.publie.net.
Le Silence des chiens et La Tendresse sont écrits comme d’un même mouvement. Comme parce que le mouvement s’interrompt et reprend - d’un livre à l’autre s’écrit un poème. Un livre de l’intime, intime parce qu’il est le monologue d’un dialogue, une voix traversée de voix, tendue vers l’altérité : « tu voudrais mourir pour qu’il meure avec toi, plonger dans le silence de tous et de personne » et plus loin : « ce râle maintenant multiplié, voix innombrables, tu t’efforces de les distinguer, de les comprendre, mais tu n’entends qu’un brouhaha, litanie sans fin où se perdrait ta propre voix » (Le Silence des chiens, p. 83). Cette « litanie sans fin » est cette phrase qui nous plonge dans cette voix, un sans-fin qui nous fait rencontrer au creux de cette voix, celle de la douleur, de la torture, la résonance des séances de torture dans les dictatures d’Amérique du Sud. La phrase sans point, sans autre signe de ponctuation que la virgule opère tous les glissements entre la voix d’un narrateur et celle d’une suppliciée. Aussi bien personne que quelqu’un, cette voix est une équivoque et un déchirement autant qu’une rencontre ; radicalement équivoque alors, son mode est le « tu », d’un taire aussi bien que d’une relation de je à tu, entre une identité et une altérité[1].
Après la douleur la phrase se prolonge en douceur, pleine de tendresse : « je marche et c’est toi qui t’avances » ; « le monde s’éclaire, je deviens ton attente » ; « je parle pour que tu vives tissant autour de toi l’amnios d’une phrase sans fin ( …) les voix des vivants qui semblent désigner le lieu de ta venue, comme je t’appelle dans l’obscure marée de la phrase» (La Tendresse, p. 40, 45 et 16). La voix trace le récit d’une naissance double, d’un tu par un je, d’un je par un tu, jamais à l’identique parce que la tendresse est l’obscur même. Le monologue d’un dialogue encore parce que ce qui n’est plus un narrateur mais un récitant écrit vers l’enfant qui est à naître, à l’enfant qui est déjà et toujours là. Mais cet enfant est à venir, comme tout ce qui s’écrit.
C’est ainsi une phrase tendue – ce qui est désigné dans Le Silence des chiens comme le « corps de l’attente, de l’écoute aussi » (p. 36), entre douleur et douceur (Le Silence des chiens travaille ce glissement). Cette phrase que fait le poème, une phrase amoureuse, en état et en climat de poème : une prose qui travaille dans l’inconnu et dans les forces du langage où il ne s’agit pas tant d’écrire que d’être écrit par cette voix de personne qui nous fait devenir des noms. Et Ancet y insiste dans la préface du Silence des chiens en renversant la doxa de la maîtrise consciente et de la technicité de l’écriture quand toute écriture, même si elle emprunte une mesure, une métrique, si elle est poème, est aventure : «Comment je n’ai pas écrit ce livre -  Car ce texte n’allait pas vers une fin, un dénouement, un horizon de sens ; il venait : du non-sens le plus obscur, le plus lointain et, en même temps, le plus intime » (p. 11). L’intime est l’interminable : les deux livres lus ici sont les troisième et quatrième volets d’une tétralogie, L’Obéissance au vent, dont les deux premiers livres L’Incessant, La Mémoire des visages avait été publiés chez Flammarion dans la collection « Textes » dirigée par Bernard Noël. Ces deux titres qu’on aimerait voir aussi rééditer renvoient au mouvement de l’écriture, à cette écriture qui est transport, ligne de fuite. Et c’est l’œuvre d’Ancet qu’on y entend – on cherche quelqu’un.

Laurent Mourey

[1] Je renvoie à mon article « Enonciations intérieures du Silence des chiens », dans Jacques Ancet ou la voix traversée, ouvrage collectif, sous la direction de Sandrine Bedouret-Larraburu et Jean-Yves Pouilloux, collection "Résonance générale >> les essais", L'atelier du grand tétras, 2012.