mardi 12 août 2014

Poreux par endroits : un livre de Françoise Delorme

Françoise Delorme, Poreux par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Genève, Samizdat, 2014.


Une présentation de Mathilde Vischer, universitaire, traductrice et poète, souligne avec justesse la visée de ce livre : « pour que ce qui résonne dans l’entre – le dedans et le dehors, l’ouverture et la fermeture, le passé et le présent – puisse s’incarner » (p. 5). L’éditrice et poète, Denise Mützenberg, souligne dans une postface les « multiples vies » de ce livre associant l’auteure, l’artiste, l’éditrice, l’imprimeur puis le lecteur – très belle réalisation que ce livre qui inclut les "consonances graphiques" de Fanny Gagliardini dans des variations de matières-papiers allant des transparences aux opacités en passant par les flous. La porosité est bien la force de ce livre que je lis maintenant.
Des entours parce qu’il faut non seulement un cadre mais de l’air plein d’amitié, de prévenance, de désir – comme ce « portrait d’Eva Gonzalès » qui ouvre le livre : la peinture de Manet n’est pas décrite, elle est comme peinte et, en effet, pas plus juste que cette notation finale : « C’est comme si elle dansait ». Le poème répond vraiment la peinture de Manet parce que Manet, son noir et tout ce qui s’ensuit, touchait à la jeune fille. Ce que ce livre essaie à maintes reprises et réussit sans qu’on y prenne garde, comme sous l’effet envoûtant d’une comptine. Et elle y est, la comptine qui gouverne – celle qui m'évoque Jeanne d’Arc ; mais c’est aussi la dénomination par le père disparu : toi ma durée ; et c’est encore deux mots, adverbes qui font tout un discours : toujours et jamais… Le poème de « la jeune fille » s’il se fait élégiaque parce qu’il y a bien la douleur de la disparition de l’être cher, mais comme « elle partage les fleurs » et se donne une bonne douzaine de raisons d’enterrer les morts, c’est une recherche du plus vivant même dans la douleur inexprimable : « pour que la pesanteur devienne de la lumière une lumière plus lourde que / l’autre mais plus claire plus fraîche dense comme l’argile sa compagne » (p. 20). Ces treize onzains poussent un long cri de vie que poursuit à sa manière le texte qui donne son titre au livre : Jules Supervielle à l’épigraphe et Frida Kahlo à la dédicace font comme deux résonances à ce sang qui coule tout au long de ces onze longues strophes qui gardent toute leur énigme ou plutôt leur tension «  l’intérieur tout au fond de la voix » (p. 46). Suivent des proses où se racontent ce que « peu de mots comprennent » (p. 60) : expression à entendre doublement puisque la compréhension pourrait être le défi de l’expression mais aussi la résultante d’une retenue langagière. Peut-être sont-ce des lieux, des éléments, des matières qui comprennent et donc prennent avec elles « on ne saura quoi » (p. 57), mais c’est fort parce qu’avec de telles expériences, toujours, « tout est venu vite, d’un seul coup » (p. 56). L’écriture et la mort, le corps « parmi les cailloux noirs » (p. 57) : autant de motifs que le nom d’un village provençal ("Limans"), à moins que ce ne soit l'écriture de l'immense, rassemble avant que la dernière partie du livre se donne à un nom « d’oiseau effacé » : « Vortex » (p. 63 et 61). Les quinze blocs de lignes longues suivent les forces qui traversent cette femme, entre « elle » et « je », plus certainement entre « argile » et « eau du poème » (p. 74). Mais l’indécision des identités (poète, potier, et femme, enfant et...) est forte parce que « le corps a une longueur d’avance » (p. 80) et que son oiseau « tourbillonne / en proie à de l’immense » (p. 81). C’est au fond toute la force de tout ce livre : contenir une douleur, un rétrécissement donc parce qu'il faut se resserrer pour tenir, mais pour mieux déplier, déployer sa matière, son énergie propre. Bref, reprendre aux mythes leur force originelle toujours recommençante dans le chant, la comptine, le poème. Oui, le poème ! qui est "poreux par endroits", c'est-à-dire qui laisse venir cette énergie si retenue : une eau vive comme le non-dit de toute parole vraie qui s'entend si fort, si corps – dirais-je après avoir lu ce livre de Françoise Delorme.


Serge Martin au coeur de l'été 2014

Aucun commentaire: